Tu l’attends devant la baie vitrée qui sépare ton corps du vide et de l’élancée des tours chacune plus haute, plus brillante que sa voisine. Conquérir le ciel de Central, un objectif scintillant du néo capitalisme ultra-libéral. Il est neuf heures quarante-trois. Tu n’es pas prêt à accueillir L., mentalement tu n’es pas prêt.

Tu l’attends assis devant ton ordinateur, il est neuf heures quarante-sept, Matt avait dit un peu avant dix heures. Tu relis quelques messages que tu n’as pas encore traités, parmi lesquels un message étonnant de Jared qui sollicite un entretien sur un ton officiel qui te laisse perplexe, tu vérifies une nouvelle fois que personne n’est en copie.

Il est neuf heures cinquante-trois, tu entends des pas sur les lambris de teck du couloir, des pas assourdis  qui ne font que longer la porte de ton vaste bureau. Tu attends L. et ta nervosité s’accroît, tu n’as pas digéré que l’on t’impose une nouvelle recrue que tu n’as jamais rencontrée et tu as décidé de laisser paraître sinon ton agacement, du moins une certaine réserve.

Tu as revêtu un de tes plus beaux costumes, tu l’as choisi pour le tombé splendide de sa toile anthracite mate dans lequel tu es encore très séduisant selon les codes en vigueur dans les milieux d’affaires sud-asiatiques. Mais si tu l’as revêtu ce n’est évidemment pas pour séduire L. mais pour en imposer, pour bien montrer que le Boss c’est toi, même si elle arrive par la porte royale, comme nièce et protégée de Liú Cheng.

Tu l’attends appuyé contre le rebord de ton bureau, tu viens de regarder ta montre, dix heures et une minute, même pas ponctuelle… Tu te retournes une nouvelle fois vers la baie vitrée, tu cherches à apaiser ta nervosité dans la contemplation du ciel au-dessus des tours, à dissiper l’impression laissée par quelques mots de Matt au sujet de L., des mots comme fragile, réinsertion, mauvaise passe…qui se sont curieusement gravés en toi.

Ton téléphone sonne, Liú Cheng en personne qui te présente des excuses non pas formelles mais chaleureuses, le retard de sa nièce est dû à un contretemps de sa part à lui, il se dit aussi contrit qu’un canard englué dans la boue des rizières et espère que ce contretemps n’aura pas trop contrarié ton emploi du temps. Il forme des vœux pour que sa nièce soit à la hauteur des exigences que tu fixes à ton équipe. Enfin il souhaite que vous déjeuniez prochainement ensemble tous les deux, juste toi et lui.

Tu bredouilles légèrement en le remerciant, tu le remercies pour son appel, tu assures que L. devrait pouvoir exprimer toute sa créativité au sein de ton équipe, tu veilleras personnellement à ce qu’elle soit très bien accueillie et tu conclus en affirmant que tu seras enchanté de déjeuner avec lui quand il le souhaitera. Tu notes combien son appel t’a apaisé, sa façon de présenter les choses te rend à nouveau maître de la situation ou du moins te le laisse croire. Tu te demandes cependant si tes progrès assez significatifs en cantonnais – du moins dans l’énoncé de formules de politesse – n’auront pas laissé s’immiscer dans tes propos un sous-entendu ambigu voire légèrement ironique sur la supposée créativité de L.