incantation nuit

Nous nous retrouvions à tâtons dans l’obscurité. La nuit de nulle lune laissait quelques ombres se profiler. Je percevais ton corps avant de te toucher. Nous comptions les marches qu’il nous fallait descendre. En bas de l’escalier, nous entendîmes nos pieds déraper sur les pierres. Nous nous glissions en terrain neutre, l’humidité enveloppait nos joues. Nous gardions nos mains tendues. Nous eûmes les yeux ouverts jusqu’au bout. Nous bûmes l’alcool qui brûle le sang. Nous nous accolâmes sans nous mélanger, nous restions immobiles, nos haleines se mêlèrent à la brume. Nous vîmes les arcades du lavoir se dessiner comme celles d’un cloître. Nous exerçâmes nos voix : vociférations, onomatopées, glapissements, vocalises… Nous atteignîmes la grande voute des Échos. Nous entonnâmes l’Énumération, nous devions réciter les Noms qui nous incombaient, la longue litanie des Noms, l’interminable série. Notre rythme s’emballait, parfois nos langues trébuchaient. Nous reprîmes notre souffle, nous reprîmes l’incantation, nos chants résonnaient sous les ogives, les Noms vibraient dans nos corps, vibraient dans l’air ambiant. Nous nous tûmes. Je tairai le dernier Nom que nous éructâmes ensemble. Comme par défi. Nos gorges étaient sèches. Nous sortîmes dans le potager. Les robinets du jardin étaient rouillés. Nous rampâmes vers les clapotis, nous nous enivrâmes de l’eau terreuse de la rivière. Nous nous allongeâmes sur les herbes, nous voulions rester là jusqu’au matin. Nous guettâmes les transformations de la nuit, nous pressentions sa nature impersonnelle. Nous attendîmes jusqu’à l’aube qu’elle se vide de sa substance. Nous espérions le jour mais déjà notre présence s’estompait, nos corps se dissolvaient. Un souffle nous dispersa. Nous flottâmes.

En réponse à la proposition de François Bon dans son atelier Boost autour du dernier livre de Manuela Draeger, Arrêt sur enfance

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