les bruits dormants

Nous sursautâmes – nous venions juste de nous endormir – et nous nous levâmes. Je soulevai mon corps assoupi, pesant, il ne fallait pas rester là, abandonnée dans le sommeil, à la merci de. Alors je portai mon corps lourd et flottant avec un début de rêve blotti contre mon torse. Comme chaque nuit, je descendis l’escalier de bois en colimaçon. La porte de la salle à manger était entrouverte, je me glissai dans l’entrée et ouvris doucement la porte sur l’escalier de ciment qui menait à la cave. Chaque fois qu’à peine endormie, je commençais à rêver, il nous fallait quitter la maison. Nous devions nous lever sans attendre et descendre les deux étages qui menaient de mon lit à la porte du garage au rez-de-jardin. Le rêve enveloppait nos pas, mon corps s’allégeait au fur et à mesure, des bruissements infimes s’éveillaient à notre passage jusqu’au grincement sourd de la clé que je tournais dans la serrure pour ouvrir la porte du garage. Dehors, la nuit du jardin était emplie de l’ombre des arbres et de bruits dormants. Le gravier crissa sous mes pieds quand j’avançai vers le cerisier. Nous avions à la fois envie et peur d’aller nous réfugier sous ses branchages. Au pied de son tronc un hérisson tendit sa tête et je vis l’éclat de ses yeux dans l’obscurité. Nous reculâmes avant de nous figer un instant sur place à flairer l’air humide. La nuit nous avalait. Nous descendîmes les trois marches vers l’étendue de la pelouse où se détachait la forme sombre de quelques arbres. Le tuyau d’arrosage était enroulé au pied du muret. Une grenouille était posée dessus, sa gorge se gonflait en cadence. Les robinets du jardin étaient rouillés. Aussi durs à ouvrir qu’à refermer. Nous n’avions pas soif mais je pensais au grincement métallique des robinets, à l’écho qu’ils produiraient en pleine nuit. Nous avançâmes vers le milieu de la pelouse, jusqu’au tancarville. Ses bras de squelette déployés. C’était là souvent que nos rêves naissants trouvaient leur essor : ils creusaient vers le centre de la terre ou prenaient leur envol d’oiseau chasseur. Ils nous exfiltraient en douceur. Mais cette nuit-là, nos bouts de rêves semblaient impuissants à nous emporter. Je restais à l’affût du moindre son, allongée sur le monde endormi. Par instant nous lancions quelques sifflements, quelques grognements, est-ce qu’ils vibraient dans la nuit ? je ne sais pas car rien ne répondait, j’entendais seulement les pulsations intérieures de mon corps. L’ombre tiède d’un grand animal nous frôla de son flanc. La bête se retourna pour nous faire signe de la suivre. J’emboîtai sa démarche féline, nos pattes griffaient les herbes humides, puis nos échines se courbèrent pour ramper sous les buissons de groseilles. Au fond du jardin, je me relevai. J’accrochai mes doigts aux nœuds du grillage. L’animal regardait au travers, il regardait vers l’Est. Je regardai aussi. Soudain, l’ombre de l’animal sauta par-dessus la clôture et disparut dans l’obscurité du jardin voisin. Soudain, je ne fus plus qu’Une, seule derrière un grillage. Incroyablement seule. La nuit m’enveloppait. Je devinais les formes similaires des jardins environnants. Un jardin qui donnait sur un autre jardin qui donnait sur un autre jardin qui donnait sur un autre jardin. Sans jamais arriver au bout, sans jamais déjouer les symétries pavillonnaires. Au loin, j’apercevais un halo dans le ciel, peut-être le halo d’un ciel de ville, alors un désir se faufilait, peu à peu naissait l’espoir d’une échappée.

En réponse à la proposition de François Bon dans son atelier Boost autour du dernier livre de Manuela Draeger, Arrêt sur enfance

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