L’agrandissement

L’agrandissement commençait derrière une porte qu’on n’avait jamais remarquée, comme estompée sur le mur de la cuisine, on passait devant et on ne l’avait pas vue avant cette nuit. On tournait sa poignée, incrédule, et se profilait un long couloir… L’agrandissement commençait avec une porte. Une porte non pas dérobée mais dissimulée dans l’ombre. On aurait juré ne l’avoir jamais remarquée avant (pourtant on dira plus tard qu’on avait toujours su qu’elle était là). Oui au fond de nous, on savait confusément que cette porte était là, dans l’ombre. Et aussi qu’un jour ou l’autre on l’ouvrirait. On ne savait pas que derrière la porte on trouverait un long couloir, des chambres dont on ignorait l’existence, des salons presque vides. On découvrirait que l’appartement qu’on habitait était beaucoup plus grand qu’on ne l’imaginait et qu’il était possible de circuler dans l’étendue des pièces cachées. On découvrirait que traverser l’étendue de ces nouvelles pièces procurait un sentiment de légèreté, de délivrance. C’était toujours par une porte que commençait l’agrandissement. Dans un petit appartement où j’habitais à Nice, la porte se trouvait au fond du placard qui faisait office de cuisine, une porte que j’ai franchie une nuit sans me retrouver pour autant chez mes deux voisines acariâtres mais dans une enfilade inattendue de salles plongées dans la pénombre. Cela s’est produit ensuite plusieurs fois dans d’autres appartements où j’ai vécu et dans certains appartements inconnus, jusqu’au jour où ce rêve récurrent est devenu réalité. Il y a quelques années nous avons pu louer le petit deux-pièces mitoyen et le propriétaire de l’immeuble nous a autorisé à ouvrir une porte entre nos deux appartements.

C’est cette ouverture qu’il faut photographier, cette limite franchie de l’inaccessible devenu tout proche, extrêmement proche. Photographier la porte légèrement ouverte (avec le téléphone, avec le Nikon ?), se pencher vers le sol pour prendre les rainures du vieux parquet avec une latte de bois plus étroite à l’endroit précis de la frontière entre les deux appartements, capter l’ombre bleutée des rideaux près de la porte, puis le chambranle, les gonds… photographier ce passage dans une demi-pénombre, fuir la lumière vive.
L’agrandissement de la photo permettrait de s’approcher encore, il faudrait étirer ses bords, entrer dans sa matière numérique, creuser ses pixels. Est-ce que j’atteindrais pour autant cet extrêmement proche qui me touche de près tout en restant irréductiblement étranger ? En me rapprochant à en être aveuglée des grains du mur, des fibres du bois, des quelques irrégularités de la peinture ? Il faudrait un mouvement, un élan entre les deux espaces. Est-ce qu’A. accepterait de courir dans le couloir, est-ce que j’arriverais à saisir le flou de sa course au moment où elle franchirait la porte ? L’idée l’amuse mais elle décline. Il me reste à simplement imaginer le fondu d’une jambe qui s’enfuit de l’autre côté, sa trace dans la vitesse comme si je pouvais saisir le franchissement, le passage ténu du rêve à la réalité, quelque chose d’abstrait qui sitôt ressenti file entre les doigts.

Deuxième texte pour le nouvel atelier de François Bon #photofictions.