Dans le jardin – le jardin initial – tu avais la sensation presque la vision d’une rivière qui coulait. Rivière minuscule que sa ténuité cachait aux yeux des autres, parents, voisins, enfants, tous les visiteurs potentiels du maigre domaine qui était l’empire de tes rêveries. Rivière minuscule ou fleuve impétueux qui charriait la fuite des animaux menacés par l’orage imminent et plus généralement par leur disparition en tant qu’espèce. Fleuve impressionnant qui emportait tes songes vers la mort que tu n’avais pas la force de côtoyer délibérément. C’est pourquoi cette image de la rivière était nécessaire, vitale puisque le jardin, hôte de tes pensées n’en offrait pas. Elle coulait sur un côté, en pleine pelouse et tu t’y penchais pour écrire tes animaux en fuite. Non loin, se déployait l’étendoir parapluie, hideux étendard de la vie pavillonnaire.

Il faut se pencher de plus près vers ce ruissellement qui ravine les herbes entretenues plus que soignées de la pelouse familiale. A vrai dire les parents ne profitent pas tellement du jardin. Ils n’y flânent jamais, ils n’inspirent pas l’air savoureux des nouveaux printemps, ils n’y déjeunent pas lorsque la douceur du temps le permet. La mère étend son linge sur le dispositif précédemment désigné. Elle cueille parfois des groseilles, des abricots, des pêches et des cerises, puis à la fin de l’été au fond du jardin les mirabelles d’or qui ont survécu à la canicule.

Il n’y a pas à chercher très loin : écrire c’est écrire le jardin.

Se pencher vers le ruissellement des eaux infiltrant la pelouse, vers la rivière de toi seule aperçue. Requiert force et adresse. Force pour ne pas être entraînée dans un courant bien trop puissant pour toi, tu te mesures à qui, en parlant de la fuite des animaux selon leur espèce, tu te frottes d’emblée aux textes fondateurs, et si ce n’est à Dieu c’est déjà à Noé que tu prétends voler le mérite de sauver la race animale. Force pour ne pas succomber à ta propre puissance et à son attraction narcissique. Adresse aussi mais Dieu sait comme tu n’es pas adroite, on te le dit souvent tu es si maladroite, on dirait que chacun de tes gestes cherche à ton corps défendant à faire choir ou à casser quelque chose. L’adresse dont tu es empêchée te serait pourtant bien utile pour lier et délier toutes les intuitions qui se présentent pèle mêle à ton esprit. Réfléchir. Mais dans l’eau vers laquelle tu te penches, ton image n’apparaît pas, même troublée par les ondulations que le vent frise à sa surface. Tu es là mais tu ne te vois pas. Et dans le miroir des salles de bain, dans le miroir des lourdes armoires, tu n’épuises jamais l’étonnement qui te saisit en observant cet autre toi-même qui bouge ou sourit face à toi au rythme de tes sollicitations.