Nous aussi, nous empruntons le petit chemin de poussière à travers les vestiges de tombeaux, de colonnes, de villas. Nous aussi, nous nous attardons dans l’enceinte du temple, admirant la finesse des mosaïques sur la sécheresse du sol. Déjà je ne te vois plus tout entière, mon regard suit des fragments de ton corps, l’arrondi de ton épaule, ton omoplate sanglée par la lanière du Nikon, tes mollets brunis, la racine de tes cheveux relevés où brillent quelques gouttes de sueur. Mais tu te retournes et ton visage me submerge. Je n’entends pas ce que tu susurres au sujet de cette fresque. Tu es si belle… Tu me regardes, surprise, tu me souris, une émotion furtive colore ta peau mais tout de suite je sens ton regard qui me scrute, qui me dissèque mentalement, qui me voit comme un piètre compagnon balayant d’un compliment facile tes interrogations sur les enduits peints antiques. Je perçois ta lassitude et je m’éloigne, je voudrais me couler dans l’ombre des colonnes.
Nous aussi, comme d’autres couples que l’amour déserte, nous poursuivons la visite chacun de notre côté. Nous nous retrouvons pourtant pour admirer la mer scintillant en contrebas et descendre jusqu’à la plage par un sentier abrupt. Nous déplions nos serviettes, presque joyeux, et tu pars vite nager. Je longe la mer, mes pieds impriment des marques éphémères sur le sable, je marche pour étirer le fil des rêveries tristes où
je tourne en rond, et bientôt je ne pense plus à rien sinon que la plage est longue, je distingue seulement le scintillement de l’eau, le scintillement du sable, les yeux  presque clos. Éblouissement. Ça va Ozan, tu es sûr ? Il est là devant moi, les manches retroussées, des lunettes de soleil trop larges sur son visage assombri par un chapeau de paille. Le doyen de l’université. Il me suggère de rentrer faire une sieste avant le colloque où nous nous retrouverons plus tard avec nos collègues venus de loin. Je préfère m’allonger ici, penser à toi. Bientôt m’endormir, être réveillé par la brûlure du soleil. Ce mouvement pour me tourner vers la gauche, le bras tendu comme si tu étais toujours là, à mes côtés. Ton absence encore plus violente maintenant. Alors j’enfouis brusquement mes mains dans le sable, à ta place, là où tu aurais dû être, là où tu étais, ici à mes côtés. Déjà cinq ans que tu es partie, deux ans que nous ne nous sommes plus croisés, ni appelés, j’ai tenu soigneusement les comptes de notre séparation comme si je pouvais la contenir, puis j’ai lâché. Combien de temps déjà que tu ne réponds plus à mes mails, que tu as changé ton numéro de portable ? J’essuie mes mains pailletées de sable. Quand est-ce que ça a commencé ? Je ne sais plus, mais la première fois je me suis réveillé en sursaut, presque asphyxié : tu avais disparu mais ta présence était encore palpable. Depuis tu viens souvent la nuit te pencher sur moi, tu viens à l’intérieur d’un rêve mais tu n’es pas un rêve, je le sais bien. J’apprends à respirer doucement quand ton visage effleure ma peau, à t’écouter sans bouger et j’essaie de retenir jusqu’au matin les noms que tu prononces sur ma poitrine : sinopia, orpiment, céruse, atramentum, cinabre, chiaroscuro…

Texte écrit pour l’atelier d’écriture Vers le fantastique proposé par François Bon durant l’été 2015 | #7 distensions du temps