
Feuilles trouvées au Jardin de Niǎo.
27 mars. se retrouver dans la lumière vive soleil ruisselant sur les vagues d’un coup des larmes qui débordent pourquoi joie sauvage sans espoir ne pas espérer trop vite non j’ai vu sur le visage de Jay qu’il ne fallait pas vu l’inquiétude crisper ses lèvres il essayait de ne rien laisser paraître je sentais qu’il observait les passagers qu’il se méfiait sans m’en rendre compte je me suis mise à fredonner la mélodie de The Moon mirrored in the pool et ça a fait rire Jay nerveusement ? je me suis tue il m’a assurée que je chantais bien et m’a demandé si je voulais bien recommencer deux hommes accoudés au bastingage nous ont regardé brièvement et ils ont souri
28 mars. Depuis hier je m’appelle Liu si j’en crois mon nouveau passeport. Jay m’appelle Liu Liu par-ci Liu par-là il ne m’a jamais autant appelée par mon prénom, en tout cas par ce prénom il faut que ça devienne un automatisme Il paraît que le plus difficile c’est de mentir sur sa date de naissance, on peut assimiler un autre nom, un autre prénom à force de répétition… une autre ville natale aussi… mais sortir naturellement une autre date de naissance quand on vous interroge, quand la police vous interroge, dire que vous êtes né un vingt-et-un mai alors que c’était un quatorze décembre, c’est une autre histoire… voilà pourquoi sur les faux papiers on garde souvent la même date et s’il le faut on change juste l’année… cette fois j’ai vingt-trois ans, Jay m’a rajeunie, on ne se connaissait pas encore il y a deux ans quand j’avais vingt-trois ans…
Cet après-midi je suis allée m’allonger dans la cabine et j’ai allumé mon portable… message de ma tante : ma petite chérie, j’espère que tout va bien pour toi… l’envie de lui répondre tout de suite pour la rassurer et puis penser que mon portable serait peut-être repéré… la colère de Jay en apprenant que j’avais emporté mon téléphone… il s’est assis sur le lit sans rien dire, visage fermé…. Au bout d’un moment, je lui ai fait remarquer que laisser mon portable à K., complètement immobile rien qu’une journée aurait semblé encore plus louche à ceux qui nous surveillent… Jay a fini par l’admettre. Nous avons décidé que je répondrais à ma tante que tout allait bien juste avant que le ferry accoste à Hui Feng Chau… ensuite j’ai éteint mon téléphone et Jay a réussi à le glisser dans le sac à dos d’une femme qui descendait sur l’ile.
29 mars. J’ai rêvé de ma mère, elle était étendue au fond d’une rivière, je la voyais sous les reflets de l’eau, des poissons glissaient sur son corps, elle avait les yeux grand ouverts, des bulles d’air s’échappaient de sa bouche avec des mots dessinés à l’intérieur, des mots que je ne comprenais pas… et maintenant ce poids énorme sur le cœur… parfois on n’arrive pas à penser à autre chose.
Je dois tant à Liú Cheng et à Sòng Mei… ils m’ont recueillie, ils m’ont sauvée pour ainsi dire… Je sais qu’ils m’aiment beaucoup…. à vrai dire Liú Cheng m’aime beaucoup trop… son amour pour moi est une blessure, c’est son point faible… Pendant longtemps il m’a protégée contre tout, mais ça pourrait changer… un homme puissant n’aime pas ses faiblesses un jour il pourrait ne plus supporter ce qu’il considère peut-être comme sa faille….
Nous avons fait connaissance avec le couple sino-britannique qui nous saluait aimablement dans les coursives ou dans la salle de restaurant : elle Élisabeth, pâle, rousse, fantasque et chaleureuse, lui Bo, plus réservé, les yeux pétillants. Ils doivent avoir entre cinquante et soixante ans et ils parlent, ils bougent, ils plaisantent avec une légèreté surprenante. Ils vivent à Londres une grande partie de l’année et voyagent le reste du temps, ils semblent avoir pas mal d’argent. Ils nous ont confié qu’ils recherchent une île, un lieu pour s’échapper loin de tout, a précisé Bo. Jay a souri sans rien dire. Quand nous avons regagné notre cabine, je lui ai fait remarquer que nous ne leur avions rien dit sur les raisons de notre voyage ni sur ce que nous sommes censés faire dans la vie.
30 mars. Liu ! Liu Liu Liu ! comme le cri des oiseaux marins qui nous poursuivent depuis Hui Feng Chau… Devant nous la mer rien que la mer… la mer des Philippines… est-ce qu’on atteindra les Philippines ? c’est tellement loin…
Quand on vit sous une dictature il y a trois options : soutenir ou se soumettre à la dictature, se rebeller avec une probabilité d’être emprisonné, torturé et tué proche de la certitude, fuir en faisant disparaître toutes ses traces pour avoir une chance de s’échapper et de survivre. Nous avons choisi de fuir et nous faisons disparaître tout ce qui nous appartient encore, tout ce qui est encore un peu nous… Après le déjeuner Jay m’a dit que c’était peut-être dangereux d’écrire ce que nous faisons sur ce carnet… qu’il faudrait peut-être envisager de… de le… enfin… De le quoi, Jay ? Je suis sortie en claquant la porte. Avec mon carnet et mon livre.
J’ai passé une grande partie de l’après-midi avec Élisabeth, toutes deux à demi-allongées sur des chaises longues à l’abri du vent. Je voulais lire sur le pont mais je n’y arrivais pas… Les yeux fermés, je me suis efforcée de respirer lentement. Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai aperçu Élisabeth, les cheveux flottant au vent, au bout de la coursive. Elle est venue me dire bonjour et m’a demandé si elle pouvait s’installer à mes côtés. Sa présence est douce, très agréable. J’aime l’écouter et avec elle mon silence n’est pas gênant. Pas trop. Elle s’est étonnée de me voir avec un livre italien, j’ai cru bon de lui dire que j’étais loin de maîtriser l’italien, mais que j’aimais me plonger dans cette langue magnifique. Il faut toujours que je me justifie même quand on ne me le demande pas et j’ai toujours peur que parler m’entraîne de fil en aiguille vers une confidence que je ne devrais pas faire. Évidemment je ne pouvais pas lui dire dans quelles circonstances j’ai appris l’italien… heureusement la conversation a glissé vers l’Angleterre, vers ses voyages, je lui ai posé quelques questions et ainsi nous n’avons pas parlé de moi. Elle s’en est excusée lorsque nous nous sommes quittées Nous avons parlé surtout de moi, je suis désolée, la prochaine fois vous me raconterez… enfin si vous voulez… a-t-elle ajouté, ses yeux pâles scrutant mes yeux qui devaient s’arrondir.
31 mars. Le jeter à la mer ? Le bruler ? si je ne peux plus écrire, qu’est-ce que je ferai ?
Temps gris jusqu’au fond du ciel. Je suis restée allongée, tournée vers le mur de la cabine, sans parler, sans bouger. Attendre que ça passe. Pluie battante dès la fin de la matinée. Jay m’a laissée tranquille, il est allé rejoindre Élisabeth et Bo.
Les yeux si pâles d’Élisabeth…
si je ne peux plus écrire, qu’est-ce que je ferai ? j’écrirai dans ma tête comme avant Il y aura tous ces mots dans ma tête trop de mots qui se bousculeront les pensées toxiques aussi aucune ne voulant lâcher surtout que je n’ai plus de médicaments comme dirait ma tante, je ne suis plus stabilisée
1 avril. Hier soir le capitaine a annoncé que nous avions dû nous écarter de notre route en raison d’un typhon en formation et que nous arriverons à Irina Island dans deux jours. Il y a eu un brouhaha de contentement dans la salle de restaurant, je crois que tout le monde en a assez de ces jours informes entre mer et horizon sans fin.
(C’est idiot mais quand j’ai appris que la position du tropique du Cancer dérivait progressivement vers le sud (environ quinze mètres par an, je crois), j’ai ressenti une sorte de soulagement… presque une libération ! Heureusement personne ne lit ce que j’écris ! Sensation que tout n’est pas figé, qu’il y a un peu de jeu…)
Le fait que Jay m’aime en tout cas il m’accepte totalement il est sans défense face à moi le fait aussi qu’il faut prendre des précautions pour couvrir notre fuite. Nous ne parlons jamais de notre différence d’âge, mais je sais que Jay se sent responsable de moi, comme s’il était mon père ou mon grand frère. Je devine qu’il est très soucieux à cause de moi, qu’il s’en veut de me faire prendre beaucoup de risques.
2 avril. Tempête. D’énormes vagues. Tout le monde se réfugie dans sa cabine. Jay reste allongé tout l’après-midi, blême, trempé de sueur. Je rafraîchis son front avec une serviette humide. L’écume s’écrase en violents paquets sur le hublot.
3 avril. Arrivée ce matin à Irina Island. Quel fourmillement, quelle effervescence ! Je ne pouvais pas imaginer que le port d’une île perdue, sûrement invisible sur un Atlas, abritait une telle activité. Port immense où mouillent d’énormes chalutiers, certains battant pavillon vietnamien, des transbordeurs pour relier les îles de l’archipel et même un cargo russe, le Paramouchir. Notre ferry restera à quai pendant deux jours, peut-être trois. Nous sommes allées faire le tour du marché, Élisabeth et moi. Par instants, nos jambes tremblaient encore des secousses fantômes de la haute mer. Nous nous sommes attardées entre les étals de fruits, avons acheté quatre mangues bien mûres. Plus loin, nous avons regardé des vêtements, une chemise colorée, un peu transparente, me plaisait beaucoup, Élisabeth m’a encouragée à l’acheter mais finalement je l’ai reposée sur son portant. Nous nous sommes arrêtées un moment devant un merveilleux bric-à-brac : naïves figurines de porcelaine, bols vert pâle, boîtes en bois laqué de différentes tailles, écuelles en émail fleuri, dragons en métal, chapeaux de paille, chats porte-bonheur, bâtons d’encens, un petit manège en bois peint… Les commerçants commençaient à ranger leurs marchandises, nous étions arrivées au bout du village. Là un petit chemin de béton s’éloigne de la baie pour rejoindre des collines verdoyantes à travers un marais foisonnant. Élisabeth a proposé qu’on revienne se promener vers les collines avec nos hommes. J’ai l’impression d’avoir rougi à ce moment-là, il faisait très chaud, des gouttes de sueur perlaient à la racine de mes cheveux. J’aimerais aussi voir ce temple, ai-je répondu en désignant un escalier de bois qui grimpe vers le temple du Jardin de Niǎo d’après l’écriteau qui pointe dans cette direction.
Après le déjeuner, il faisait si chaud que personne n’a eu le courage d’aller se promener avec moi. Je suis tout de même redescendue à terre pour grimper jusqu’au jardin de Niǎo qui surplombe la baie. Oiseaux bleus, verts, jaunes. Sautillant, pépiant près d’un bassin. Liu Liu Liu ! Quelques sternes huppées aussi, enfin je crois. Une fumée d’encens s’échappait du petit temple : devant la statue d’un dieu compatissant s’accumulaient bougies, fleurs, vases, oranges… il n’y avait pas seulement des bâtons d’encens qui brûlaient mais aussi des rouleaux de papier couverts d’idéogrammes – vœux ? remerciements ? mauvaises pensées à expurger ? j’ai fait le tour du jardin avant de m’asseoir sur un banc en face d’un grand arbre aux branches sinueuses et j’ai relu les pages de ce carnet.
5 avril. Nous avons fait nos adieux à Élisabeth et à Bo, ils nous ont fait des signes longuement depuis le pont arrière du ferry qui quittait le port. Car finalement nous restons sur l’île. Hier Jay m’a annoncé qu’il fallait quitter le bateau, après avoir appris qu’un ferry en provenance de K. s’était fait arraisonner pour une vérification très scrupuleuse de l’identité de ses passagers et que plusieurs d’entre eux avaient été débarqués sans ménagement. Il a annoncé à Élisabeth et à Bo que nous avions décidé de rester quelques jours pour visiter l’archipel – près de trois cents îles ! Étonnement d’Élisabeth, ses yeux se sont agrandis mais elle n’a rien dit. Nous avons trouvé une chambre en face du port. Jay est tendu, il passe son temps derrière la fenêtre à observer les mouvements des bateaux et des patrouilles sur le port. Pas un signe de vie sur le Paramouchir qui semble déserté depuis ce matin. Jay réfléchit à notre départ. Il reste peu de temps je crois, j’écris ces derniers mots sur mon carnet que je garderai seulement pour dessiner. Je vais arracher les feuilles déjà écrites – à l’exception de celle où Jay m’a recopié un poème – et je les enroulerai bien serrées les unes sur les autres puis j’irai brûler le rouleau au temple du jardin de Niǎo. Je m’assiérai un moment sur le banc et je dessinerai à grands traits les branches sinueuses du grand sophora qui filtre la lumière du port en contrebas. Avant de partir, je fermerai les yeux un instant pour que s’imprime en moi la ramification de ses feuilles innombrables déployées entre terre et ciel.
Sans doute un peu prématuré que L. s’échappe déjà et fasse son chemin seule, étonnant qu’elle dise je et écrive son journal… mais exercice fécond qui m’a obligée à bouger, à aller plus loin que le regard que je lui portais jusqu’à présent. Après avoir lu La traversée du Panama, je suis en train de lire la longue lettre de Lowry à son futur éditeur Jonathan Cape pour défendre le Volcan face aux sévères critiques de deux lecteurs. Et évidemment ça donne très envie de relire Sous le volcan…