À rebours, dans la peau de Théa.

Aujourd’hui -– être là dans la pénombre étendue sur ce lit sans rien faire sauf respirer le ventre se soulève lentement sentir le ventre lentement se soulever tandis qu’une vision imprécise de rizières à flanc de montagne flotte dans ta demi conscience puis la poitrine se bloque tu expires et la cambrure en bas du dos se comble un peu les fesses moins ancrées dans le matelas se relâchent inspirer à nouveau absorber la fraîcheur de l’air glissant au fond du nez mais une tension soudaine vrille le long dorsal droit avant de se résorber laissant sur la peau une trace sensible comme une menace de réplique surtout ne pas bouger ta chair engourdie inspirer à nouveau doucement laisser passer les mots qui traversent encore ta tête les ignorer c’est plus facile maintenant tant de fatigue amassée ignore aussi les paysages qui défilent sous tes paupières enflées le frémissement des peupliers d’été il faut seulement se concentrer sur le souffle inspiré expiré sur le circuit de l’air vers la gorge vers la trachée imaginer l’oxygène nourrir le sang il faut réduire sa vie à cet échange gazeux premier et dernier lien au monde

Hier -– les yeux brûlent ouverts fermés ils brûlent encore les lèvres gonflées tressautent le poids du cœur vibre sourdement se décroche de la cadence régulière les tempes battent comme des portes ouvertes aux vents idiote que tu es d’avoir pleuré à te déchirer comme ça inutile maintenant de regretter de te flageller si tu pouvais étrangler cette petite voix qui te juge qui aurait fait mieux que toi si elle pouvait se taire tu sais bien qu’il ne faut plus se laisser submerger par le grand poids qui s’installe sur le thorax qui appuie qui paralyse à qui pourrais-tu parler de ce qui personne bien sûr qu’est-ce qui pourrait t’aider à sortir de cette gangue qui t’entrave comment t’apaiser comment trouver le sommeil le repos mais pas ces plongées dans l’inconscience hachées de soubresauts pense à quelque chose de doux pense à ton arbre du Sud tu restais face à lui sans bouger tu accueillais sa paix et il absorbait ton angoisse imagine que tu touches son tronc que tu te blottis dans sa rugosité son refuge sans contrepartie

Avant-hier -– tempête des bras des pieds des poings qui frappent le matelas dans tous les sens le hurlement qui jaillit du ventre de la gorge qui déforme la bouche se déchaîne de partout le refus le rejet les doigts mordus au sang pour étouffer le cri un voisin a tapé sur le mur tout à l’heure pauvre crétin en plus faut étouffer sa colère cogner le matelas des poings des talons ça ne fait pas de bruit étouffer ta douleur ta rage folle dans l’épaisseur du lit les vaisseaux de ton front vont claquer soudain ça glisse un peu ça se détache soudain tu penses aux soubresauts d’agonie de Pris dans Blade Runner tu te dédoubles tu te vois de l’extérieur une poupée qui se débat sans espoir comme une furie

Il y a trois jours -– se réveiller par les pieds une sensation inédite dans la cambrure du pied gauche remuer les orteils comme un jeu les bras endormis entourent encore l’oreiller où le visage creuse au ralenti un rêve d’amour dont il ne veut pas sortir pourtant le signal qu’envoie la plante du pied droit est aussi étrange ce ne sont pas ces picotements qui fourmillent au sortir de l’engourdissement c’est une perception différente infime l’air frôle ton pied il dépasse du lit d’une façon inattendue et ton épaule aussi ou ton cou quelque chose ne va pas ne va pas du tout tu te réveilles entièrement tu n’as mal nulle part mais ça ne va pas du tout c’est une perception totalement inconnue impérieuse qui te déborde tu voudrais te lever d’un bond mais tu ne peux pas tu ne peux pas bouger

Il y a quatre jours –- immobile dans la file d’attente pour une fois personne ne te regarde tu as dissimulé tes cheveux sous un pull qui recouvre tes épaules une large chemise efface tes seins glorieux et la courbe de ta taille tes bras tombent le long du corps pas de téléphone en prothèse de main sans vernis à ongles cette fois mais une déconnexion assumée malgré le vide qui s’en suit qui brouille tes perceptions tu n’es là pour personne ainsi tu existes à peine et tu ressens une sorte de gratitude pour cette tranquillité inédite alors les épaules se courbent un peu vers l’avant profitant de l’absence d’injonction à se redresser tu respires l’apesanteur de cet instant encore un quart d’heure d’attente avant d’entrer dans la salle un sourire léger nait sur tes lèvres comme une innocence ressurgie.


Texte écrit pour l’atelier d’été 2020 de François Bon – Tiers Livre Outils du roman, pour la douzième proposition
Journal du corps.