
Le fait que devant toi la mer scintille le fait que mille éclats de soleil miroitent sur l’eau et te font plisser les yeux le fait que c’est un éblouissement, le fait que L. a soulevé la visière de sa casquette et qu’elle te regarde intensément le fait que le bateau a quitté le port depuis vingt minutes le fait qu’elle semble t’interroger du regard le fait que derrière vous la Skyline de Central est de plus en plus incertaine le fait que la tour la plus haute du monde s’élève à plus de mille mètres le fait que nos plus hautes montagnes n’atteindront jamais neuf mille mètres d’altitude le fait que vous avez dépassé plusieurs îles et que maintenant la mer devant vous semble infinie, le fait que Lovecraft décrit des sommets de dix mille voire onze mille mètres de hauteur dans ses Montagnes de la Folie, tu te souviens de l’incroyable bascule que produisait ce changement d’échelle, on quittait d’un coup le champ de nos références, de nos quatorze sommets de plus de huit mille mètres pour entrer dans un monde à la fois si proche mais inédit, inexploré, le fait que tu te demandes pourquoi tu penses aux sommets de la terre, pauvre Terre, alors que tu fuis, ventre à terre, que vous avez peut-être réussi à fuir, que tu ne veux pas tout de suite te dire que vous avez réussi, Xi Jinping, si seulement, à échapper à l’hyper surveillance, au contrôle omniscient de vos vies, le fait que tu ne sais pas s’il faut y croire, le fait que le visage de L. se détend que des larmes noient ses yeux, le fait qu’il y a une trentaine de personnes sur le pont et que personne ne fait attention à vous, le fait que la mer de Chine est l’une des mers les plus polluées du monde, le fait que vous êtes sortis de la Baie, le fait qu’aujourd’hui le visage de L. est d’une beauté bouleversante, Dance Me To Your Beauty, le fait qu’il y a une trentaine de personnes sur le pont et que personne ne fait attention à elle, le fait que Matt n’était pas au rendez-vous, que c’est la première fois que ça arrive, le fait que ça t’inquiète sourdement, le fait qu’un homme sur le pont déplie le South China Morning Post le fait que le vent fait claquer les feuilles du journal que l’homme replie alors en quatre, le fait qu’on lit de moins en moins les journaux papier, le fait que Peng Liyuan est à la fois soprano de variétés, général de l’Armée Populaire et épouse de Xi Jinping, le dictateur le plus puissant du monde, le fait que durant des semaines tu as passé en boucle ses chansons, en particulier The moon mirrored in the pool, pour endormir la méfiance de tes voisins, le fait qu’un de tes voisins était gardien de quartier, le fait que maintenant la mélodie de The moon mirrored in the pool te trotte souvent dans la tête, le fait que tes pensées s’accélèrent le fait qu’elles commencent toutes par le fait que, le fait que tu cherches à rationaliser à objectiver ce qui se passe, le fait qu’on intègre si vite les restrictions imposées à notre liberté est peut-être plus inquiétant que ces restrictions elles-mêmes, le fait que l’effet que te fait L. est indescriptible le fait que sa proximité charnelle abolit toute forme de lucidité en toi, le fait que pourtant c’est rare quand vous vous parlez vraiment quand vous vous touchez vraiment, le fait que L. est souvent ailleurs qu’elle est dans son monde, le fait que c’est insupportable, le fait que ça te lie violemment à elle, le fait que l’homme a glissé son journal replié en longueur dans la poche de sa veste et que maintenant il regarde l’heure sur sa montre, un spécimen de montre connectée au design particulièrement sobre, le fait que la première ville-forêt s’est édifiée en Chine du Sud, le fait qu’il y a deux explications possibles au fait que vous avez réussi à fuir soit il y a eu une faille dans le système de surveillance soit on vous a laissé partir, le fait que tu penches plutôt vers l’hypothèse que quelqu’un vous a intentionnellement laissé partir, le fait que la montre connectée de l’homme accoudé au bastingage est peut-être équipée d’une caméra de surveillance, le fait que tu deviens parano, le fait que tu ne sais plus très bien à quoi correspond ton identité actuelle, le fait que tu en as eu plusieurs et que tu t’y perds un peu, et tous ces souvenirs ensevelis depuis si longtemps, les vrais comme les faux, pour ne pas donner prise, pour ne pas mettre en danger tes proches, le fait que le passé est un berceau moisi mais un homme sans souvenirs est comme nu, sans défense, il n’a pas la protection d’une légende crédible face aux enquêteurs, à la police secrète, aux fouineurs de toute sorte, le fait que souvent tu te méfies de tes propres pensées ou même des idées qui traversent ton esprit, le fait que tu te demandes s’ils n’ont pas fini par inventer un système de lecture télépathique des pensées d’autrui, autruche, Australie, le fait que depuis si longtemps les armées de nombreux pays travaillent sur la télépathie le fait qu’elles ont bien dû finir par trouver quelque chose, le fait que si tu avais eu le choix tu serais parti en Australie, le fait que le Réseau n’a plus voulu de toi, tu as pourtant toujours été conséquent dans tes engagements mais tu étais un électron libre, trop libre et peu enclin à te conformer à la discipline de parti que le Réseau cherchait de plus en plus à instaurer au prétexte que face à la dictature il fallait absolument s’organiser, le fait qu’ils n’ont pas voulu de la suite d’algorithmes que tu voulais leur donner, le fait que c’est peut-être ta plus grande déception le fait qu’ils se sont transformés peu à peu en un parti classique, pas le fait qu’ils n’aient pas voulu des algorithmes que tu as fini par vendre à la South Bay Union pour une somme phénoménale, le fait que même Rod a fini par se méfier de toi, le fait que le monde va à sa perte, que c’est sa seule politique, TikTok, tocard, Carrie Lam, Carrie au bal du diable, beauté du diable, le fait que dans ta tête résonnent maintenant les graves de Léonard Cohen, Dance Me To the End Of Love, Lovecraft, le fait qu’il est anormal que personne ne fasse le moins du monde attention à vous, surtout à L., à la beauté bouleversante de son visage, le fait que sur le pont il n’y a que des hommes maintenant, une quinzaine d’hommes, certains par petit groupe de deux ou trois, le fait qu’ils sont peut-être tous de mèche, le fait qu’ils pourraient tout d’un coup vous saisir, L. et toi, et vous balancer à l’eau, ni vu ni connu, le fait que tu deviens complètement parano, le fait que des dizaines d’îles verdoyantes émergeaient des flots, le fait que c’était déjà fini l’insouciance ou même la nostalgie des îles, Rumba Des Îles, finie la sensation de refuge qu’on pouvait espérer y trouver, le fait qu’il n’y a plus d’îles secrètes où se cacher.
S’embarquer dans la rythmique Le fait que… du beau livre de Lucy Ellmann comme nous y a invité François Bon pour la treizième proposition de son atelier d’été 2020 Outils du roman. C’était repartir dans le flux de L. une nouvelle fois. J’ai emprunté “le fait que le passé est un berceau moisi” à Lucy Ellmann et pensé à Marguerite Duras dont j’ai adapté (et déformé ?) le propos dans le fait que le monde va à sa perte, que c’est sa seule politique. Avec un petit clin d’œil aussi au Bureau des Légendes.