attendre

Elle a huit ans, elle attend. Plantée derrière un grand portail depuis dix minutes, depuis un quart d’heure ou quarante-cinq minutes… elle attend depuis deux heures. Elle attend ses parents. Attendre, elle s’y connaît. Attendre, elle déteste. Impossible pourtant de relâcher la pression, la tension de l’attente. Impossible de jouer avec les autres au loup glacé ou à un, deux, trois Soleil. Ne plus attendre, ça serait trahir, ne plus être leur petite fille qui les aime, qui les attend. Elle s’occupe à contenir la peur lourde qui la gagne, la peur de l’accident, son père conduit trop vite, il roule à tombeau ouvert comme on dit. Elle guette les voitures blanches qui tournent à l’entrée de la rue. Mais les voitures sont grises, bleues, rouges. Pas une blanche depuis dix minutes. La directrice lui a dit que le trajet prenait bien trois quarts d’heure, probablement plus d’une heure quand il y a de la circulation. Une voiture blanche se profile au bout de la rue, son cœur bat d’autant plus vite que la voiture ralentit. Mais c’est un faux espoir. Encore un. La directrice l’appelle, lui dit de venir dans son bureau, sa mère est au bout du fil, sa mère qui explique que le déjeuner avec les grands-parents s’est éternisé, qu’ensuite il était trop tard, qu’ils viendront la semaine prochaine. Ses yeux se rétrécissent, ils piquent. Elle ne répond presque rien, elle raccroche et tourne le dos à l’interrogation muette de la directrice. Elle sort, elle ravale sa tristesse, cul sec. Plus en colère contre elle que contre eux. Elle n’attendra plus, jamais plus, elle se promet. Des grands – au moins dix ans – lui proposent une partie de pétanque. Elle prend les boules rouges, ses préférées. Elle se sent libre, curieusement libre. Comme si elle avait grandi d’un coup. Elle tire.

Si longs, si lents ces moments derrière la grille noire attendant une voiture qui ne vient pas, imaginant un câlin avec sa maman mais est-elle une enfant câline ? elle, doucement sauvage, innocemment indocile comme certains chats difficiles à amadouer, encline à se faufiler dans les hautes herbes, à s’y cacher, si seulement elle pouvait s’échapper maintenant, échapper à la situation mais elle reste attendre la voiture qui ne vient pas… si longues si lentes ces minutes ne voyant rien venir, les attendant, imaginant se promener longuement le long du canal une fois qu’ils seront là, vraiment là, parlant, riant, évitant en attendant de songer à la vitesse de la voiture blanche lancée sur la chaussée, les yeux plissés sous l’éblouissement du soleil, voyant la voiture blanche avancer vers elle dans un mirage, apercevant leur visage derrière les vitres souriant… soupirant, chuchotant les bribes d’une chanson comme un talisman, patientant en égrenant les secondes en se disant à vingt, à soixante, ils seront là ou sinon alors ce sera à cent, à cent vingt-six… l’après-midi s’est allongé, elle suit maintenant la directrice venue la chercher, elle la suit jusqu’au téléphone où résonne si lointaine la voix de sa mère, si étrange, et elle réalise soudainement qu’ils ne viendront pas… la sensation d’avoir été cueillie dans une nasse de songes, piégée au sortir d’un long engourdissement, elle ne veut pas en écouter plus, elle ne veut pas non plus se lamenter… mais se faire une promesse à elle-même… dehors inspirer l’air neuf en allant jouer avec les grands, s’étonnant de leur gentillesse, oubliant les minutes si longues si lentes à attendre une voiture qui n’est pas venue, condensant toutes ses pensées son énergie sur la visée, afin que la boule rouge dans sa main et la boule jaune frôlant là-bas le cochonnet ne fassent plus qu’une.


Texte écrit pour l’atelier d’été 2020 de François Bon – Tiers Livre Outils du roman, pour la quatrième proposition
Seul, ton doux ton dur