Tu partiras.
(un début de nouvelle)
Tu guetteras les premières rumeurs dans la ville, les premiers coups de klaxon, l’installation des étals dans les rues de K., et tu te glisseras dans l’effervescence matinale. Tu longeras une dernière fois sans les regarder les immeubles vertigineux aux balcons grillagés, aux bouches d’aération hideuses, tu quitteras le marché… tu ne prendras pas le métro, tu marcheras… tu marcheras d’un pas décidé mais tranquille, ton visage sera neutre, presque serein, tu t’es appliqué à maîtriser les tressautements des muscles faciaux qui peuvent attirer l’attention des caméras de surveillance postées aux angles des rues, sur les poteaux des feux de signalisation, sur la paroi des panneaux publicitaires… tu t’efforceras de marcher naturellement comme si tu ne savais pas que les mouvements de ton corps, le plissement de tes yeux dans la lumière rasante sont captés, sériés, analysés en temps réel avec ceux de milliers de passants pour détecter la moindre anomalie de comportement. À l’intersection d’une ruelle près de Portland Street, L. te rejoindra. Vous avancerez l’un devant l’autre comme si vous ne vous connaissiez pas, elle vêtue d’un jogging sombre, un léger sac à dos à l’épaule, la beauté foudroyante de son visage occultée par la longue visière d’une casquette vissée sur son crâne. Si tout se passe bien vous arriverez au port une demi-heure avant le départ du ferry. Avant de passer les contrôles, vous retrouverez Matt qui vous fournira discrètement les papiers nécessaires à votre fuite. Il embrassera L., lui dira son espoir qu’elle se rétablisse rapidement, il te souhaitera un bon voyage en te serrant la main. Il n’est pas dupe de ton mensonge, mais il le préfère sans conteste à toute hypothèse de sédition, de tout cœur il croit à ce mensonge qui le protège autant que toi. Du moins pour le moment.

(un début de roman)
Un jour poisseux émerge du fond de la Baie, sixième jour consécutif de canicule, déjà 29° Celsius, 94% d’humidité dans l’air. Le long des avenues de K., des maraîchers, des traiteurs, des poissonniers, des confiseurs s’affairent à installer leurs étals. Dans les recoins, des marchands ambulants déballent leur bric-à-brac qu’ils déposent sur des nappes délavées à même le sol. Les gens viennent de plus en plus tôt se ravitailler, hier les premiers étaient là avant six heures, ils profitent des heures moins chaudes –- on ne peut plus dire fraîches –- de la matinée. Après onze heures, il est difficile de tenir en place, les poissonniers ont déjà bradé toute leur marchandise, la glace a fondu en flaques visqueuses sous leurs étals. La brume peine à se dissiper, elle coupe en deux la silhouette des gratte-ciels de Central. Un jeune homme, assis sur un tabouret en bambou, a posé sa camelote devant lui sur une toile cirée fleurie : trois vases de couleurs vives, quelques bracelets et colliers de perles irrégulières, un petit manège ancien, quatre chats porte-bonheur, un vieux thermomètre mural d’époque coloniale, une étonnante collection de soldats de plomb. À côté de lui, un transistor d’un autre temps laisse nasiller les aigus lancinants d’un opéra. Quand une stridence presque imperceptible s’immisce dans les envolées vocales, le jeune homme se lève pour extraire de sa poche son téléphone. Il appelle un garçon d’une dizaine d’années qui rôde près d’un étal de friandises et lui demande de garder sa camelote en lui glissant un billet dans la main. Le garçon râle, le jeune homme lui donne un second billet tout en le menaçant de représailles s’il ne fait pas très attention à ses marchandises. Il entre rapidement dans un immeuble, suit un long couloir sombre qui tourne à angle droit vers une porte qu’il déverrouille après avoir jeté un coup d’œil furtif autour de lui. Il passe la porte qu’il referme aussitôt à clé puis descend un escalier humide. Il avance sur un sol de terre battue entre des portes moisies garnies de cadenas plus ou moins gros avant de s’arrêter devant une porte aux lattes serrées munie d’une serrure. Il entre et referme la porte. Un mètre derrière la porte de bois se dresse une nouvelle porte, métallique, inattendue. Il compose un code et la porte coulisse vers la gauche sans un grincement, laissant apparaître une pièce assez vaste, nimbée de la lumière bleutée des écrans qui tapissent les murs, bruissant de sons indistincts… les rues du marché de K., l’esplanade du musée de l’Espace, la jetée de T., les quais, les passerelles de Central, le parc Victoria… ce sont des dizaines de vues de la ville traversées de silhouettes, de visages… sur la droite un écran clignote sur lequel le jeune homme zoome avec une télécommande. Ça y est, il part, dit-il à voix haute. Il regarde un homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise claire, qui marche dans la rue, un sac de sport à la main. Apparemment rien de plus. Mais le jeune homme jubile. Il répète Ça y est et se frotte les mains avant de régler une rangée d’écrans pour suivre le parcours de l’homme qui avance en direction de Portland Street. J’étais sûr que tu partirais… Il a vu juste, l’homme est en train de mettre à exécution son plan d’évasion. Il le surveille depuis des semaines et quelques détails lui ont fait penser que l’homme chercherait vite à fuir l’extension de la dictature dans l’archipel, des signaux faibles qui ont échappé à l’équipe de surveillance officielle, mais pas à son intuition, ni à l’algorithme de vigilance avancée qu’il a développé. Il sait qu’une jeune femme le rejoindra bientôt, une femme très belle quand son visage n’est pas ravagé par des convulsions incontrôlées… est-ce qu’elle tiendra le coup jusqu’à l’embarquement ? La voilà, elle est sortie d’une ruelle et marche devant l’homme comme si de rien n’était. Son visage est assombri par la visière d’une casquette sous laquelle elle a relevé ses cheveux. Elle semble calme. Ils prennent la direction du port. Malgré sa satisfaction, le jeune homme est nerveux. Il sait à qui il vendra les détails de leur évasion mais il ne sait pas encore à quel moment précis de leur fuite il interviendra. S’il agit trop vite, il ne pourra pas monnayer bien cher ses informations. Il faut que l’homme et la femme soient portés disparus pour que les enchères montent. Mais s’il laisse le couple prendre le large trop loin, il risque de les perdre de vue et de tout perdre. Il tape une suite de lettres sur un clavier. Un écran s’allume sur l’intérieur d’une chambre : on aperçoit un lit défait aux pieds métalliques, le dossier en bois d’une chaise. Le jeune homme jure. L’homme qui fuit a laissé son téléphone portable dans la chambre miteuse qu’il occupait ces derniers jours, il ne pourra plus le localiser quand il sera sorti de l’espace de surveillance. Il tape rapidement une autre série de lettres. D’un écran noir zébré de lignes claires jaillit des sons parasites, des frottements… La fille a bien pris son téléphone, il se balance dans son sac au rythme de ses pas. Ses précieuses infos, il ne va sûrement pas les proposer aux autorités qui, loin de lui donner la prime promise à ceux qui dénoncent les aspirants à l’exil, le sanctionneraient sévèrement d’avoir détourné vers son poste de surveillance clandestin une partie du système de caméras de la ville. Il ne les vendra pas non plus à un de ces cabinets de conseil en pseudo-stratégie qui fleurissent depuis les nouvelles lois sécuritaires. Il a trouvé bien mieux, beaucoup plus cher. Un ferry entre dans le port. Le jeune homme se branche sur ses caméras internes et voit distinctement deux membres d’équipage avancer sur le pont avant. Sur l’écran central de la pièce, on aperçoit la jeune femme et l’homme qui descendent vers le port. Il pourrait aussi les laisser tranquilles, les laisser pendant quelques mois vivre au loin tout ce qui vibre entre eux. En renonçant à plusieurs millions de dollars HKD, ce serait beau… Il sourit.


Variation autour de L. dans le cadre l’atelier d’été 2020 de François Bon – Tiers Livre Outils du roman
I
llustration : Tiger de Gerhard Richter