père, fils

Sur la terrasse d’un petit bar, deux hommes sont assis l’un à côté de l’autre, silhouette mince et traits fins, le visage de l’un buriné par les ans, l’autre encore très jeune, l’un vêtu d’une chemise claire sous sa veste épaisse, l’autre d’un pull et d’un blouson noirs. Père et fils. Devant eux, la longue rue piétonne aux dalles luisantes que sillonne un flot croissant de passants. C’est cette longue rue devant eux que regardent les deux hommes. Ils ne parlent pas. Ils n’ont adressé la parole qu’au serveur venu prendre leur commande : une bière pression et un coca zéro. Ils n’esquissent pas de geste qui exprimerait sinon une complicité du moins une communication minimale. Le père a le visage particulièrement fermé, il boit sa bière à petites gorgées tandis que le fils fait tourner le fond de son verre en faisant mine de s’absorber dans la contemplation des bulles qui remontent pétiller à la surface. Le père a le visage mat, une longue saillie comme une cicatrice descend dans le creux de sa joue droite. Le fils a la pâleur d’hiver de ceux que la traversée d’un quartier sous le soleil vif brunira d’un coup. Ses cheveux sont coupés très courts et dégagent un peu trop ses oreilles. Il y a dans son expression quelque chose d’étonnamment juvénile et tendre, mais cette première impression est contredite – ou complétée – par la crispation de ses lèvres qui révèlent une dureté ou une volonté prononcée. Manifestement il est contrarié par le silence qui s’écrase entre son père et lui. Il tente par quelques mouvements maladroits de renouer un échange qui semble bloqué. Le père reste totalement insensible aux tentatives de son fils. Il semble comme prisonnier du silence qu’il a imposé. Le fils capitule le premier, il sort une cigarette et demande du feu à son père. Celui-ci tire de sa poche un vieux Zippo et sans chercher à allumer la cigarette que son fils serre entre ses lèvres, il le dépose sur la table tout en continuant à regarder fixement devant lui. La bouche du fils, pincée sur la cigarette, se serre un peu plus. Le fils prend le briquet et allume sa cigarette. Il aspire profondément une première bouffée puis repose le briquet sur la table. Après quoi, il s’installe plus confortablement sur sa chaise, face à la rue, sans plus chercher à communiquer avec son père. Il aperçoit un jeune homme – environ son âge – qui s’extrait du groupe avec lequel il se promène pour venir les saluer. Avant de serrer la main du fils, le jeune homme serre la main du père avec un respect manifeste. Il échange quelques mots avec le fils avant de rejoindre ses amis. Le fils a terminé depuis un moment déjà son coca zéro, il écrase sa cigarette. Le père continue d’avaler sa bière à petites gorgées. Une femme aux longs cheveux châtains, jolie, les rejoint. Elle est accompagnée de deux enfants d’environ huit et dix ans. Le père lui sourit. Elle est trop jeune pour être la mère du fils, trop âgée pour être la fille du père. Le fils l’accueille avec une extrême courtoisie comme pour souligner une distance qui semble irrévocable. Elle lance gentiment une plaisanterie au fils, on voit qu’elle prend le parti de sourire de la situation, d’essayer de l’alléger. Les deux enfants se précipitent sur le fils, la fillette s’installe sur ses genoux, le garçon commence à jouer à pierre, feuille, ciseaux avec lui. La jeune femme et le père se regardent, se parlent un peu. Un peu plus tard, les enfants vont jouer autour d’un banc. Le fils se lève alors, salue la femme et son père. Il pose cinq euros sur la table. Dans son attitude, dans sa façon de se retirer, il leur laisse l’idée qu’il est de trop à présent. La femme lui sourit avec une sorte de regret. Tout à coup, alors qu’il va partir, son père lui dit quelques mots, des mots graves, inattendus. Il ne répond pas. La femme et le père regardent le fils s’éloigner dans une ruelle qui monte vers la vieille ville. La femme pose alors un regard interrogatif sur le père qui ouvre ses mains dans un geste d’impuissance comme s’il ne pouvait échapper à une fatalité qui régirait les relations père-fils. Les enfants sont revenus à la table de leurs parents. Le garçon vient s’appuyer contre l’épaule du père. Il a les joues mates de son père, les yeux d’ombre de son frère. Le père le regarde avec douceur, avec dirait-on une sorte de nostalgie, tandis que plus haut dans une ruelle, l’obscurité vient d’absorber la silhouette de son aîné.


Texte écrit pour l’atelier d’été 2020 de François Bon – Tiers Livre Outils du roman, en réponse à la proposition #2
Une bien sombre histoire. Dans ce deuxième texte, le narrateur objectif – ou se voulant objectif – hésite parfois dans sa narration (par exemple, est-ce de la dureté ou une forte volonté qu’exprime parfois le visage du fils ?). Dans sa volonté d’objectivité, il doute parfois du sens de ce qu’il voit et préfère signaler qu’il n’est pas toujours certain de la justesse de ses observations. Car ce narrateur externe est avant tout un observateur, parfois tenté par une description pointilleuse de la scène qu’il scrute.