la passegiata

Est-ce en descendant le Corso Vittorio Emmanuelle II qu’elle a le plus de chance de le trouver ou en tournant sur le Largo Carlo Felice en direction du port, elle tenterait presque la montée vers la cathédrale si elle en avait le temps avant de rejoindre ses amies, elle aimerait tant le voir, juste un instant, seulement elle et lui, lui elle     mais lui dire quoi ?     peut-être rien peut-être restera-t-elle sidérée comme jeudi soir quand elle l’a aperçu au défilé du Carnaval, la peau de son visage peinte en rouge et blanc, si concentré pour battre le rythme, si content de faire vibrer son tambour. Elle a été submergée en le voyant –- au lycée elle le croisait sans le voir –- et soudain il est apparu si vivant, Giuseppe, elle chuchote son prénom dans un souffle qui rebondit sur ses lèvres, Giuseppe… une grande femme d’une trentaine d’années l’arrête pour savoir si elle n’a pas vu une petite fille, trois ans et demi, robe bleue, des cheveux bruns, bouclés, la femme est affolée, elle tient fermement la main d’un garçon trop grand pour qu’on lui tienne la main, au moins sept ans… si seulement Maman voulait bien se calmer… on va la retrouver, cette petite peste… mais la mère répète encore où est passée ta sœur ? Il y a tellement de monde ! Elle a déjà parcouru une bonne partie du Corso dans un sens dans l’autre et une pensée monstrueuse s’immisce en elle Si on ne la retrouvait pas ? Elle scrute les renfoncements qui creusent des ombres dans l’alignement des bas immeubles aux balcons étroits, c’est déjà la nuit, elle scrute à hauteur de hanches les groupes qui déambulent et pourraient la masquer à sa vue… Elle appelle sa fille. Elle accoste des passants. Son fils dégage sa main, il cherche lui aussi, la peur de sa mère l’a rattrapé, ils reviennent dans le flot du Corso pourtant je la surveille tout le temps, comment a-t-elle pu s’échapper ? Sur la terrasse d’un petit bar, Luca est assis à côté de son père. Ils regardent devant eux. Ils ne parlent pas. Son père a le visage particulièrement fermé, il boit sa bière à petites gorgées tandis que Luca a déjà terminé son coca zéro depuis cinq bonnes minutes et se demande où son père veut en venir avec ce silence interminable. Voilà Mattia qui s’extrait du groupe d’étudiants avec lequel il se promène pour venir leur serrer la main, il s’incline légèrement devant son père et Luca sent que ce n’est pas forcé, c’est une déférence sincère qu’il exprime là, car son père inspire le respect, un respect lourd et sombre qui faisait jaillir sa fierté quand il était enfant… Tant pis pour son père s’il veut garder le silence, il ne se soucie plus de lui, il laisse son regard couler sur la longue procession du soir au milieu de laquelle court une toute petite fille, les bras ouverts, comme un avion prêt à décoller, en riant aux éclats tandis qu’elle se précipite vers une femme et un jeune garçon. Il remarque aussi dans le flot des passants deux femmes de la paroisse, fidèles parmi les derniers fidèles à chanter le soir la litanie des vêpres à Santa Maria, Madre di Dio, prega per noi peccatori… deux vieilles femmes étonnamment joyeuses ce soir, elles rient franchement tout en cachant leur bouche de leurs mains, elles ne sont guère exubérantes d’ordinaire, quelle histoire peut tant les amuser ? Après l’avoir serrée dans ses bras, elle a soulevé sa fille pour la porter sur ses épaules, même si elle est trop lourde maintenant, elle est tellement heureuse, quelle enfant terrible, NE JAMAIS LA LACHER DES YEUX, elle entoure de ses mains les mollets soyeux de la petite, quelle intrépidité, que Dieu la protège ! Elle fait un signe à la jeune fille qu’elle a croisée tout à l’heure pour lui montrer qu’elle a retrouvé sa fille mais celle-ci ne la remarque même pas, son cœur brûle, écartelé entre la joie d’avoir croisé Giuseppe et le malheur d’avoir compris qu’elle ne l’intéresse pas, elle marche comme si de rien n’était entre Lisa qui s’est accrochée à son bras et Sara qui la taquine, elle tente d’accorder ce qui vient de se passer à ses sentiments, il a vraiment souri en me voyant, oui il a souri et elle voudrait s’arrêter à ce sourire, elle aimerait se dire qu’il avait sans doute une obligation pour s’échapper si vite, qu’il était peut-être vraiment pressé, mais quelque part en elle s’est inscrite l’indifférence de Giuseppe, une indifférence qui la meurtrit et elle mord sa bouche que tord l’envie de pleurer alors que Martina vient de les retrouver et leur suggère si on allait chez Zara ? Elles longent la terrasse où deux français boivent un cocktail rouge en faisant tinter les glaçons qui flottent dans leur verre, regardant sans se lasser l’incessant flux des passants qui remonte le Corso croisant l’incessant flux qui descend le Corso, devant la terrasse que vient de quitter Luca après que sa belle-mère est arrivée avec son demi-frère et sa demi-sœur, Luca qui se met à courir par la via Scopolas maintenant qu’il se trouve hors de portée de leur regard. Il rage contre les mots –- les seuls –- qu’a prononcés son père quand il s’est levé pour partir. Tout le sang qui monte à sa tête alors qu’il grimpe les ruelles de Castello. N’oublie pas que tu es mon fils ! Les cloches de la cathédrale sonnent et vibrent comme si elles vibraient dans sa tête. Pourquoi il a dit ça ? Est-ce qu’il se doute de quelque chose ? Sur le pas de sa porte, Carlo hume l’air du soir, sa douceur inattendue pour la fin février, ce serait donc vrai cette histoire de réchauffement climatique ? on pourrait presque installer des tables sur le trottoir… Combien de printemps encore gardera-t-il le restaurant ? Il se pose la question machinalement car pour l’instant il ne veut pas savoir, il préfère rester dans le flou. Ils ont pourtant commencé à parler de se retirer dans leur petite maison au village, presque dans la montagne, ce serait sans doute mieux pour sa femme qui se fatigue plus vite ces derniers temps, mais lui ne peut pas imaginer quitter la ville, le restaurant et ses clients qui sont devenus des amis au fil des ans… Comme il aime présenter sa carte aux nouveaux venus, parler des vins, servir de beaux poissons entiers qu’il va découper lui-même, retirant l’arrête centrale avec soin et levant des filets parfaits… Comment imaginer sa vie sans cette inspection méticuleuse avant le premier service pour vérifier la disposition des couverts, la netteté des nappes dont le tombé immaculé éclaire la salle aux boiseries sombres et donne au restaurant cette ambiance calme, authentique, comme le soulignent les guides qui mentionnent son établissement. Comment se passer de l’atmosphère particulière de certains dimanches soir quand les Atzeni, les Serra ou les Solinas viennent dîner plus tôt, parfois deux voire trois générations à table, une parenthèse qu’ils s’offrent de temps en temps avant d’entamer le rythme d’une nouvelle semaine… Si au moins leur fille voulait bien reprendre l’affaire. Il fait doux ce soir mais une brise fraîche souffle par intermittence, on ne va pas sortir de tables dehors. Sa femme l’appelle, il salue un jeune qu’il connaît de vue et rentre dans son restaurant en se disant que c’est encore trop tôt, beaucoup trop tôt. Il n’y a presque plus personne dans la rue, la grande vague de la passeggiatta s’est étirée jusqu’ici, elle s’y est disloquée       Giuseppe reste seul au milieu de la chaussée comment passer inaperçu quand la moitié de la ville le connaît depuis qu’il sait courir       toujours prête à murmurer l’avoir vu avec l’un ou l’une     ce n’est pas qu’on surveille         mais       on aime bien raconter les faits les gestes de chacun chacune       on est comme une grande famille       un grand corps pourtant personne n’a remarqué son trouble le soir du Carnaval       il le jurerait       sa joie de taper sur son tambour face au jeune gars qu’il connaît à peine       leurs fronts leurs joues peints en rouge     tapant ensemble sur leur tambour       joues rouges cerclées de blanc leur regard s’accrochant l’un à l’autre       tapant ensemble     frappant en rythme plus fort       stoppant le battement d’un regard       relançant leur battement       plus fort       leur rythme syncopé       battant       leurs yeux s’arrondissant       surpris     lui souriant sans défense       comme vaincu par cette synchronicité magnétique qui résonne entre eux       donnant son numéro       étonné     puis s’éclipsant     fuyant     trois nuits chamboulées à ne plus rien savoir       sachant maintenant qu’il ne fuira plus       qu’il va répondre au téléphone qui tremble contre sa cuisse       écouter Luca lui dire qu’il l’attend de l’autre côté de Castello       là où les réverbères sont rares       là où personne ne les reconnaitra       sans se douter que sa gorge se serrera quand Luca lui dira si tu veux puis ajoutera en tout cas je t’attendrai       après quoi il restera un instant immobile       comme étourdi      avant de s’élancer par les ruelles au-dessus du Corso       de courir là où une autre vie bat son plein comme le sang pulsé sous sa peau.


Texte écrit pour l’atelier d’été 2020 de François Bon – Tiers Livre Outils du roman, pour la première proposition Romancier omniscient, voit tout sait tout. À l’écoute de la proposition, l’idée de la passeggiatta s’est tout de suite imposée, nourrie d’images, de souvenirs récents du dernier Carnaval en Sardaigne peu avant le confinement. Ça m’a fait penser parfois (même si c’est assez éloigné) à La ronde d’Arthur Schnitzler. Vers la fin, il apparaît que la ville est omnisciente et que ça pourrait être elle le narrateur.