Je te regarde, je ne te vois pas : quelque chose en toi qui m’aveugle, un trou noir qui affole mes repères ; au début je t’ai pris pour un frimeur, pour un type qui s’la joue l’air de rien, au début ; mais j’ai trop eu la haine quand tu nous as laissés en plan… on venait à peine d’arriver, t’as pris ton sac, tu voulais nous payer un café mais Thomas, lui, il voulait tout de suite aller au Duomo, pas une seconde à perdre, on avait roulé toute la nuit, il fallait tout de suite voir le Campanile, le Baptistère… moi j’aurais bien pris un café avec toi… face à toi… dans le rétroviseur, je ne voyais que des fragments de ton visage – grand œil clair sourcil sombre… nez long un peu cabossé –  ; tu as dit qu’on se retrouverait plus tard, n’importe où, partout… le centre est petit, le monde est petit… tu faisais même pas l’effort de croire à ce que tu disais… je sais bien que je t’agaçais mais ne te fie pas à mes joues calmes… tu n’étais plus là, on était deux touristes dans la foule, Thomas et moi, à regarder la marqueterie des marbres du Duomo et je ne comprenais pas comment un type que je connaissais à peine, un type aussi évanescent pouvait me manquer comme ça ; j’étais vide, je suis partie, j’ai traversé le fleuve ; de l’autre côté, j’ai cru te voir, charpente dégingandée à l’angle d’un carrefour, et quand je t’ai aperçu pour de vrai, je me suis cachée sous une porte cochère, un peu sonnée, j’étais furieuse contre moi-même mais je t’ai tout de même suivi dans les allées, dans les escaliers d’un parc, je t’ai suivi tout l’après-midi… j’avais ton numéro et j’osais pas t’appeler… Puis on a trouvé tes lunettes dans la voiture… mon cœur a battu mes tempes quand j’ai su que tu étais à la gare… On s’est assis dans une pasticerria, tu m’as fixée longuement… tu ressemblais à un poisson jailli d’un aquarium… je ne sais pas ce que tu cherches, tu regardes à peine les monuments, la foule qui t’étouffe… tu as souvent un carnet dans la main, tes longs doigts enroulent sa couverture, parfois tu l’ouvres, on dirait que tu dessines… tu marches des heures durant ; tu attends aussi, je ne sais qui, tu attends dans une ruelle déserte de l’Oltrarno, la tête renversée vers le ciel, devant un petit immeuble jaune… rien ne se passe, tu repars… tu marches au-delà de la Porta Romana mais quand la ville se distend trop, tu reviens vite dans le maillage des rues, des ruelles, des passages, tu as besoin que la ville te serre, tu as besoin qu’elle te porte…

 

Écrit pour l’atelier d’été de François Bon – Tiers Livre : Construire une ville avec des mots
proposition #15 – le je qui tu – une des silhouettes ci-dessus évoquées, en tout cas un personnage extérieur au narrateur initial, l’apostrophe et vous avez à situer vous-même de l’extérieur ce narrateur qui parlait pour vous : on parle dans un je extérieur à soi-même