Tu remarques d’abord sa taille, une taille bien prise comme on disait autrefois, qui articule dans un élan de danse muette son bassin rond, ses longues jambes brunies avec un torse tout aussi gracieux, la poitrine gonflée sous l’imprimé délicat de la robe, les bras fins et le cou altier où s’élève une tête coiffée d’un chapeau de paille à larges bords. De son profil, on n’aperçoit que le nez droit et le sourire tranquille bordé de deux stries fines. Tu aimerais soulever ses lunettes de soleil pour voir si ses yeux sont splendides, eux aussi. Tu imagines qu’ils le sont. Elle a peut-être moins de trente-cinq ans, peut-être près de quarante, tu ne sais pas donner d’âge. La jeune femme, très jeune, qui l’accompagne, la dévore des yeux, éblouie, un sourire irrépressible sur ses jolies lèvres. Elle porte aussi un chapeau de paille, un petit chapeau agrémenté d’un ruban noir, qui laisse apparaître ses cheveux courts, blonds pâles. Son corps souple, vêtu d’un pantalon large et d’un débardeur gris, se balance incessamment vers celui de sa compagne, comme s’il se réfrénait à grand peine de l’enlacer encore et encore. Elle remarque que ton regard aussi reste rivé sur sa belle amante. Alors tu détournes les yeux vers l’homme qui les suit dans la file d’attente, un homme entre deux âges, que la chaleur n’a pas dissuadé de nouer une cravate autour du col de son impeccable chemise blanche. Son visage est bouffi au point que ses expressions se figent dans la boursouflure de ses joues et on ne sait pas de prime abord s’il faut prendre pour un rictus son demi-sourire ou bien l’inverse. Seul le regard très mobile, où affleure par instant une sorte d’étonnement, rappelle l’enfance. Mais en appuyant ton regard sur ses traits enflés, tu ne parviens pas à retrouver le petit garçon dans cet homme devenu un monsieur ni à deviner comment la vie a pu au fil du temps l’enclaver à ce point. Derrière lui, un jeune garçon vêtu d’un maillot de la Roma, un foulard de pirate noir sur ses cheveux châtains, parle à un quadragénaire à la barbe soignée, vêtu d’une chemise en lin bleue et d’un bermuda foncé. L’air de rien, l’homme s’enorgueillit de la vivacité et des connaissances de son fils qui évoque avec enthousiasme quelques découvertes de Galilée. Tu tressailles : Léa vient d’effleurer ton bras pour te demander la signification d’un mot sur l’emballage d’un bracelet anti-moustique. Tu ne peux t’empêcher de sourire aux yeux très sombres, aux fossettes espiègles, à l’Irrésistible qui t’agaçait hier et qui ignore encore la portée du charme qui la traverse. Salve Giuseppe ! Le caissier salue un homme d’environ soixante-dix ans qui vient d’entrer dans l’épicerie, un homme aux traits bien dessinés, les joues ravinées de rides obliques et dont le visage doux exprime une lassitude immense. Tu es frappé par sa mélancolie profonde, peut-être héritée de ces nostalgies de l’ordre qui alimentent de menaçantes résurgences politiques. Mais le départ des deux belles femmes observées tout à l’heure interrompt tes sombres digressions, ton regard file vers la jeune blonde au chapeau qui guide sa magnifique amie vers la sortie et sur le pas de la porte lui entoure la taille de son avant-bras hâlé par le soleil.

 

Écrit pour l’atelier d’été de François Bon – Tiers Livre : Construire une ville avec des mots
proposition #14 – silhouettes – dans le lieu défini au 1er cycle, faire exister 5 silhouettes juste ébauchées, faire en sorte que la brièveté d’évocation les rende le plus concrètes possible