Quelques gouttes de sang échappées de ton nez fin légèrement busqué et cette sensation saisissante qui afflue de la nuit passée, pas le temps d’y penser, il faut vite fouiller les poches intérieures du sac à dos et trouver pour toi un mouchoir en papier. Incline la tête en arrière. Trop tard pour le tee-shirt blanc déjà piqué de sang. Tu t’assois sur un rocher, le mouchoir appliqué sur le nez, le front renversé vers le bleu éclatant.
Silence sur le flanc caillouteux de la montagne, échos furtifs au loin. Immobile, les yeux fermés paupières plissées face au soleil, tu attends que le sang arrête de couler, les mains jointes sur le mouchoir plaqué sur ton nez. J’attends aussi, le pied appuyé contre un rocher, observant quelques brins d’herbe jaunis mêlés à la terre collée sur le bord de ma semelle.
Nous avons à peine parlé durant la longue ascension qui nous a menés ici. Nous avons traversé une forêt trouée de lumière, attentifs aux bruissements tapis sous les fourrés, aux envols subits qui secouent les frondaisons. L’un derrière l’autre, nous avons escaladé un aride chemin d’éboulis et nous nous sommes aventurés sur une crête étroite.

Ailes déployées brassant le ciel, lente coulée de trois aigles vers la vallée.

C’est la première fois depuis notre rencontre qu’il y a ce silence, nos paroles se sont taries dans l’air vif, dans les vastes distances où se répercutent des bruits indistincts.
Je t’ai suivie, admirant ta légèreté, intrigué par l’élégance dont tu ne te départis jamais : même tes chaussures de marche sont jolies et ton tee-shirt blanc — à présent taché de sang — superbe de simplicité avec ses courtes manches qui découvrent l’arrondi net de tes épaules. Tu gravis les roches d’un pas hardi, assuré, allongerais-tu autant tes foulées si tu ne devinais pas mon regard derrière toi glissant de la finesse de tes chevilles au galbe des mollets qui saillent.
En trébuchant dans le pierrier, j’ai pensé que si tu continuais à ce rythme-là, j’aurais du mal à te suivre ; j’ai forcé le pas pour te rejoindre. Tu as ralenti et tu t’es retournée vers moi en désignant des arbres, des sorbiers, des noisetiers, des mélèzes et d’autres noms lancés à la hâte comme on exhibe un peu trop vite les feuilles fraîchement pressées d’un nouvel herbier. Tu t’es ravisée : tu dois connaître les arbres beaucoup mieux que moi. Et tu as rougi en me souriant, tes grands yeux sombres fixés sur moi, avec cette ironie légère qui me ravit. Mon cœur s’est emballé, j’avais l’impression d’avoir gravi toute la pente en courant, j’étais comme étourdi. Une seconde de bonheur avant de retomber dans mes pensées. Des pensées submergées par un souvenir d’Elise. Je voudrais la chasser de mon esprit mais depuis que j’ai ouvert les yeux ce matin, elle est là, elle s’accroche à moi. J’ai beau respirer l’air pur à pleins poumons, j’ai beau te regarder, admirer le paysage ou même penser aux soucis qui me tracassent, cette perspective d’emploi déçue, l’argent qui se tarit, rien n’y fait, rien ne me délivre de ces idées lancinantes. Pourtant depuis trois jours, depuis que nous avions projeté cette randonnée, il y avait ce nouvel élan, des frissons en dépliant la carte des sentiers du Mercantour, j’imaginais notre pique-nique au bord du lac, nos discussions, quelques confidences échangées, à demi-allongés dans l’herbe… et plus la randonnée approchait, plus il était difficile de tenir en place, j’étais tellement transporté à l’idée de passer une journée entière avec toi, en pleine montagne, que j’ai à peine dormi la nuit dernière. Suffisamment tout de même pour que ce rêve vienne m’assaillir, un rêve suffocant où flottaient le corps et le visage agrandis d’Elise.

–  C’est terminé.
Je relève les yeux sans comprendre.
– Je ne saigne plus.  Cela m’arrive de temps à autre. Peut-être l’altitude…
Tu tiens le mouchoir maculé de sang clair dans ta main, embarrassée. Alors, maladroitement, je te tends du bout des doigts un sac en plastique en guise de poubelle, on dirait que j’ai peur d’effleurer le mouchoir par mégarde.
–  Tu ne vas tout de même pas t’évanouir !
Quand tu me taquines ainsi, avec ce sourire espiègle, ce regard si doux, mes tourments se dissipent aussitôt.
–  Tu es prête à repartir ? Nous sommes presque arrivés.
Nous avons déjà franchi le col et il ne reste plus qu’une centaine de mètres à parcourir sur l’autre versant pour voir apparaître en contrebas le lac qu’une brume inattendue recouvre.
–  C’est splendide ! Je ne suis jamais venue par ici.
Il y aurait un instant de pur bonheur, la joie simple, immense, de te faire découvrir la beauté de ce site, si mon plaisir n’était pas obscurci par un malaise grandissant.

Le rêve a élucidé avec une netteté stupéfiante les interrogations que ma rupture avec Elise avait soulevées. Dans un éblouissement j’ai tout saisi, pourquoi elle est partie, ce qui n’allait plus entre nous, en quoi notre séparation était la seule issue. Au réveil, la sensation d’extrême lucidité persiste même si je ne retrouve plus le cheminement suivi pendant mon rêve. Seul reste un tracé fulgurant, sans appel… Mes sentiments pour Elise s’étaient transformés sans bruit. Notre liaison — dont la fin brutale m’a tant blessé — n’avait plus rien de vibrant. Il y avait déjà une nostalgie diffuse, le regret inavoué des premiers élans, une tristesse sourde que la rupture cinglante a révélée. Le rêve a rendu son verdict et j’aurais tout lieu d’en être soulagé s’il n’avait aussi inoculé dans mon esprit une idée maligne, sournoise comme un venin.

–  Simon ! Simon ! J’aperçois de l’autre côté du lac un petit groupe au sein duquel une silhouette agite les bras pour nous faire signe.
–  Incroyable ! C’est Fanny, ma sœur ! Je la désigne, tu ne l’as encore jamais rencontrée. Nous nous approchons.
–  Quelle surprise ! Je ne pensais pas te trouver ici ! s’exclame Fanny. Je redoute ce genre de situation que la spontanéité de ma sœur peut rendre embarrassante. Mais Fanny se montre charmante et des plus délicates avec toi. Un couple d’amis et deux collègues l’accompagnent. Ensemble, nous admirons la beauté du lac, la brume se déchirant à la surface de l’eau.

Pendant les semaines, les mois qui ont suivi la séparation, j’ai revécu mille fois dans mon esprit la scène de rupture et éprouvé chaque fois sa violence inattendue. Elise n’a rien expliqué, elle m’a juste annoncé que c’était fini. Laconique, elle a éludé toutes mes questions. Le soir même, elle était partie et elle n’est revenue une semaine plus tard que pour empaqueter et emporter toutes ses affaires. J’ai tourné en rond comme un animal dans l’appartement vidé, je l’imaginais avec un autre, je ruminais des désirs de vengeance, des plans de reconquête, des jours durant je projetais coups de théâtre et réconciliations, comme j’avais désormais tout mon temps puisque que je venais aussi de perdre mon travail … parfois j’essayais de comprendre ce qui nous était arrivé et je me faisais magnanime en espérant son retour, prêt à accueillir ses regrets, à pardonner… J’ai retourné dans mon esprit toutes les hypothèses possibles, en occultant pourtant quelque chose que je n’aurais pas dû oublier, un fait qui envahit maintenant toutes mes pensées.

–  Magnifique… Vous avez pris par la crête des Éclats ? Pas trop escarpé ?
–  Un peu… Et vous, vous avez dû arriver par le Pas du Loup…
–  Je cherchais un point de vue où on s’était arrêtés quand on était gamins, tu te rappelles ? Mais je ne l’ai pas retrouvé. On a peut-être bifurqué trop tôt. Toi aussi, c’est la première fois que tu reviens ici ?
J’acquiesce. De son regard fixe, Fanny semble vouloir capter toute mon attention.
– Étonnant que nous soyons revenus ici le même jour, tu ne trouves pas ?
En deux trois gestes et quelques paroles, elle a réussi à m’accaparer. Tu es allée marcher au bord de l’eau avec ses amis.
–  Ravissante, vraiment… approuve Fanny avant d’entamer le récit qui lui tient à cœur, celui de sa relation avec le beau ténébreux que j’ai tout de suite remarqué parmi ses compagnons de randonnée. Elle ne sait que penser de cet homme si attirant qui lui propose de temps en temps d’aller au théâtre, lui témoigne parfois beaucoup d’empressement et reste en d’autres occasions tellement distant… j’essaye d’écouter attentivement ma sœur mais son récit volubile m’étourdit. Elle est charmante, Fanny, avec ses yeux verts et ronds, son nez fin comme celui de notre mère, ses moues passagères, on aimerait compatir à ses déboires amoureux mais on peut vite se lasser de ses flots de paroles, de ce débit incessant.
–  Que dois- je faire ? À ton avis ?
Je regarde autour de nous sans répondre. Au bord de l’eau, le beau brun parle avec toi.
–  Que ferais-tu à ma place ? insiste Fanny.
Je parlerais moins.
–  Franchement, je ne sais pas quoi te conseiller… ma vie sentimentale n’est pas un exemple de… Au fait, aurais-tu aperçu Elise récemment ?
Je viens de me rappeler que Fanny la croisait parfois à la piscine.
–  Non… Mais tu n’es pas au courant ? Elise a quitté la Côte il y a déjà trois mois… je croyais qu’elle était retournée en Bretagne mais on m’a dit qu’elle est partie vivre à l’étranger …
Je suis frappé par cette nouvelle qui apporte une terrible confirmation au soupçon qui me taraude.
–  Tu penses toujours à elle…
–   Mais non ! En tout cas, pas comme tu l’imagines.

Tu es remontée du lac, tu nous adresses non pas le beau sourire qui m’enchante mais une petite moue qui peine à paraître enjouée. Je me mords les joues. Avons-nous parlé trop fort d’Elise ?

Fanny et ses amis poursuivent leur promenade. Je commence à installer le pique-nique tout en suivant des yeux ma sœur qui s’éloigne sur le versant opposé, de l’autre côté du lac, jusqu’à ce que sa silhouette s’estompe parmi les roches du sentier que nous avions emprunté avec nos parents lors de notre première grande randonnée il y a près de vingt ans. Et la longue silhouette un peu courbée de notre mère gravissant la pente accidentée resurgit un bref instant devant mes yeux.

Au fond nous nous ressemblons tant, Fanny et moi, même je suis aussi réservé qu’elle peut se montrer volubile : nous avons gardé notre maladresse d’enfant, cette impatience à capter le regard d’autrui, si avides que nous sommes de sa reconnaissance mais ne sachant pas en retour écouter vraiment quiconque.
Je n’avais pas remarqué la transformation d’Elise, ni la distance qui peu à peu nous avait éloignés l’un de l’autre. J’étais tellement conforté par la vénération dont elle m’entourait que j’avais oblitéré certaines conversations, certaines remarques qui m’avaient stupéfié sur le moment mais que je m’étais empressé d’effacer de ma conscience tant elles tranchaient avec l’image que je m’étais faite d’elle.
–  C’est prêt ! Je me tourne vers toi, je sens que je force un peu mon enthousiasme. Veux-tu un verre de vin ?
–  Volontiers, mais ensuite il faudra me porter pour redescendre…
Nous portons un toast à la montagne et nous commençons à manger.
–  Tu as l’air préoccupé…
Evidemment une telle remarque devait surgir. Quiconque un peu perspicace ne pouvait que relever mon manque d’allant, si étonnant par cette splendide journée que j’avais tant souhaitée. Mais que puis-je te dire ? Comment exprimer mon trouble ?
–  C’est vrai, je suis un peu préoccupé… Un rêve que j’ai fait cette nuit. Je ne peux pas te raconter, non…
–  Mais si, mais si… Allez, allonge-toi dans l’herbe.  Tu m’observes avec attention, tes yeux brillent.
Je m’allonge face au ciel éblouissant en protégeant mes yeux du revers de la main. Je pourrais t’ouvrir mon cœur, être totalement sincère et te raconter mon rêve, du moins quelques bribes choisies parmi les fragments dont je me souviens, car après tout je ne suis plus amoureux d’Elise si je l’ai jamais été… mais ce serait comme une ombre projetée sur notre relation à peine naissante.

–  Ce rêve était troublant… parce qu’en un éclair j’ai eu l’impression de comprendre des choses qui étaient pour moi très confuses… tout s’est élucidé en un instant… Tu as déjà ressenti ça ?
–  Oui, l’impression que tout s’éclaircit, que tout prend sens avec une netteté incroyable… Mais quand on se réveille, les choses s’obscurcissent de nouveau, il est difficile de retrouver l’illumination…
–  C’est exactement ce que je ressens.
Je me redresse. Tu souris en attendant la suite.
–  C’est très confus dans mon esprit.

Elise n’avait pas ses règles. Il lui était déjà arrivé d’avoir des retards et elle ne s’en inquiétait pas outre mesure, pensant tout de même faire un test de grossesse. Je n’ai rien su de plus. La rupture a éclaté comme une foudre blanche et pendant ces longs mois où j’ai ressassé ma tristesse, mes griefs, mes espoirs, pas une seule fois je n’ai pensé à cette histoire de règles. Jusqu’à ce rêve, cette révélation : Elise était enceinte et c’est justement en apprenant sa grossesse qu’elle avait décidé de me quitter ! Je suis abasourdi par cette nouvelle surgie de son rêve : Elise ne voulait pas de moi comme père. Elle m’avait admiré, aimé, vénéré ; puis son adoration s’était ternie. Elle m’avait toléré comme compagnon mais elle ne voulait pas de moi pour être le père de son enfant. De notre enfant ? C’est un constat douloureux, mortifiant. Et elle s’était enfuie, loin. Je me souviens de la jeune berlinoise, colocataire d’Elise avant notre rencontre, qui du jour au lendemain était retournée avec son bébé dans son pays natal, laissant là son compagnon, le père de l’enfant. J’avais été choqué par ce départ mais plus encore par la réaction d’Elise qui, à ma grande surprise, avait défendu la jeune allemande en soulignant qu’après tout elle était la mère, ce qui pour elle semblait tout justifier.

Face à moi, tu attends, gracieusement assise sur une motte de terre herbeuse, les jambes repliées sous ta hanche gauche. Je ne peux pas me confier à toi, pas maintenant, tu penserais que je tiens encore à Elise. Des éclats de soleil tremblent sur les parois granitiques en surplomb du lac. Un sentiment indéfini et lourd enserre mon cœur.
– C’est curieux, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce moment… notre pique-nique, ici, au bord du lac… Toi, assise ainsi, en face de moi… Je ne sais pas si c’est parce que je suis déjà venu ici il y a longtemps.
Je viens de mesurer à retardement le sens des paroles de Fanny, étonnant que nous soyons revenus ici le même jour… sans nous concerter, nous sommes revenus l’un et l’autre en même temps au lieu de notre première grande randonnée, sans doute la dernière avec notre mère. Je te raconte un peu de nos expéditions d’enfance, la première nuit dans un refuge, je revois par bribes des pique-niques sur les versants abrités du vent et pour la première fois à l’évocation de ma mère ma gorge se noue.

Le vent se lève. La limpidité du ciel s’est brouillée, un banc de nuages épais assombrit l’horizon. Tu enfiles un pull, je commence à ranger nos affaires.
–  Il ne faut pas tarder…
En quelques minutes, nous atteignons le col. Une longue descente nous attend.
–  Je n’ai pas l’habitude de boire du vin en montagne, il va falloir que tu m’aides…
Quand se glissent dans ma main tes doigts fins, ta paume douce, énergique, je sens ma peau frémir comme neuve. Le souvenir d’Elise se dissipera, les particules du rêve s’enfouiront dans mon esprit. Mais quelque part, peut-être, un enfant naîtra, une fille ou un garçon, un enfant dont je ne saurai rien et qui ne connaîtra jamais mon existence. Une rafale de vent tourbillonne. Sous nos pieds, le feuillage d’une forêt de mélèzes s’agite, bruissant comme une mer dorée.