Le dimanche, en milieu de matinée, ils descendent des appartements sombres, encaissés, de la vieille ville, chargés de parasols, de cabas, de chaises pliantes. Les serviettes qui n’ont pas trouvé place dans les paniers autour du cou, ils se dirigent vers la grande plage pour y rejoindre leurs voisins, leur famille, leurs amis. Toi aussi tu as fui le deux-pièces étouffant où tu viens d’emménager et tu avances dans ces ruelles que tu ne connais pas encore, le long d’immeubles bas aux façades blanches, roses ou jaunes, aux balcons ciselés, longeant aussi des immeubles au crépis fissuré, et maintenant tu t’arrêtes devant cette maison aux bow-windows murés de parpaings rouges, aux tiges de fer jaillissant d’une terrasse abandonnée.

Sur la plage, tu t’imagines être l’un d’eux, père de famille installant le pique-nique, adolescent plongeant des rochers de la jetée, vieille femme devisant dans l’eau avec ses copines. Tu captes des bribes de conversation, des mots que tu comprends, d’autres qui te sont inconnus. Parfois tu suis des jeunes filles dans les vaguelettes pour te rafraîchir, tu aimerais courir comme les enfants, asperger leur mère… mais tu n’es pas l’un d’eux, tu n’as personne à éclabousser et tu n’es pas doué pour engager la conversation. Tu restes assis sur le sable, mordant un sandwich mou, sans parasol pour te protéger des rayons brûlants.

Le soleil coule sur ton front comme du plomb en fusion, tu te blottis contre les murs, dans leurs ombres étroites. Tu as vite retrouvé la maison murée de la calle Encarnación à présent désertée. La porte du jardinet grince, sa base résiste quand tu la pousses mais elle finit par céder. Un petit chemin de dalles se devine encore sous la profusion des hautes herbes qui le recouvrent en partie et gagnent sur l’escalier. Tu le montes en deux enjambées et tu tentes sans conviction d’ouvrir la porte d’entrée avant de contourner la maison par le côté droit où une haie te soustrait aux regards. Sur la façade, au rez-de-chaussée et à l’étage, des volets de bois bleu, hermétiquement clos.  Plus loin, une grille de fer forgé interdit l’entrée que ménagerait une porte-fenêtre entrouverte. Ils auront voulu laisser passer un peu d’air, te dis-tu, sans t’attarder sur cette supposition. Tu es étonné par la longueur du jardin qui s’étend à l’arrière de la maison, un terrain sec, poussiéreux, dont quelques arbres touffus rafraîchissent tout de même la perspective.

Tu es partagé entre l’envie de rester assis sur une marche de ciment à contempler ce long jardin qui te rappelle irrésistiblement un jardin où tu as joué il y a longtemps et le désir d’entrer dans la maison. Quelque chose te retient d’entrer tout de suite dans la maison, de t’y introduire par cette porte vitrée qui a pivoté sans difficulté lorsque tu as tourné sa poignée.

Une odeur âcre, lancinante, t’assaille dès que tu entres. Passé le petit couloir, tu aperçois le dos d’un canapé en velours grenat tourné vers les parpaings rouges qui obstruent le bow-window de ce qui semble être un salon en partie démeublé. Quelques cartons sont entassés près d’un tapis roulé. Il y a deux télécommandes sur un meuble bas, un plateau oublié au pied d’un énorme fauteuil de cuir aux flancs lacérés. Des grains de poussière saturent les rais de lumière obliques qui éclairent cette pièce à l’abandon. Sur la gauche, en direction du jardin, un renfoncement enserre une table, quatre chaises et un vaisselier, tous du même bois sombre et sculpté. Au moment où tu tends la main vers la surface de la table qui t’apparaît étonnement lustrée, une ombre basse déboule du couloir dans un bruit saccadé.

Tu t’approches du canapé, intrigué par une sorte de frottement, un son râpeux que tu n’arrives pas à identifier. Sur le velours fatigué, deux chats tigrés s’étirent. Ils se redressent d’un bond en te voyant, l’un file se cacher sous le meuble bas, l’autre hérisse sa fourrure et crache dans ta direction tandis qu’une ribambelle de chatons efflanqués s’extirpe du tapis roulé. D’instinct te reviennent ces petits claquements de langue que tu adressais à Balthazar quand tu voulais l’attirer dans tes jeux. Le chat tigré cesse de cracher et te regarde avec circonspection avant de sauter du canapé pour aller flairer les assiettes vides posées sur le plateau.

À l’étage où une coursive de bois surplombe le salon comme une rampe de théâtre, l’odeur des chats s’estompe.  Dans le bureau tu ressens comme un appel d’air. Aucun livre, aucun dossier sur les rayonnages de la bibliothèque. Rien sur la table où tu t’assieds. Tu restes immobile un instant, les mains posées à plat sur l’épais plateau de bois. Ici tout pourrait peut-être repartir de zéro. Peut-être. Tu te lèves. Une sorte de sérénité se dégage de la chambre qui donne l’étrange impression d’être encore habitée. Si tu restais là, juste deux ou trois jours, le temps de te reposer un peu ? Tu te laisserais tomber sur le grand lit couvert d’un splendide plaid brodé, tu laisserais s’écrouler en toi des pensées blessantes, inutiles. Tu regarderais glisser sur le parquet les pieds nus d’une jeune femme que les enfants éclaboussaient sur la plage. Étendus vous verriez frissonner les arbres par la grande fenêtre demi-lune, tu couvrirais sa peau du très fin gilet doré que tu viens de ramasser au pied du lit.

Un claquement brusque te rappelle à l’instant présent. Des pas résonnent au rez-de-chaussée. Cris aigus, miaulements rauques, insistants. Quelqu’un est entré dans la maison. Tu t’approches doucement de la rambarde de la coursive derrière laquelle tu t’accroupis. Une dizaine de chats entoure une vieille femme qui ramasse le plateau et l’emporte dans la cuisine. Des bruits d’eau, de vaisselle entrechoquée, des miaulements impatients. La vieille revient dans le salon chargée du plateau, entourée des chats hurlant, s’élançant à ses côtés, devant ses pieds, manquant de la faire tomber. Tu jurerais que c’est elle que tu as vue hier soir sur le front de mer, nourrissant une bande de chats sauvages qui a trouvé refuge sous les grands rochers de la jetée. Après avoir mangé, les deux chats tigrés recommencent à miauler, le museau levé vers la rambarde où tu te dissimules.

Elle a deviné ta présence. Elle crie, elle jure. Tu entends ses pas dans l’escalier, l’un après l’autre péniblement et aussi un bruit plus sourd, comme celui d’une canne sur laquelle on s’appuie, marche après marche. Tu la revois alors frappant sauvagement les rochers avec un grand bâton pour chasser les mouettes attirées par la nourriture qu’elle réserve à ses protégés.

Elle regarde dans le bureau, derrière l’angle mort de la grande bibliothèque. Elle ouvre brusquement la porte des toilettes, la referme. Elle entre dans la salle de bains. Puis elle t’aperçoit assis sur le lit. Elle est effarée de te voir assis sur ce lit, de te voir respirer le parfum du gilet aux mailles si fines. Elle se fige derrière le panneau de la moustiquaire que tu as préféré rabattre contre l’embrasure de la porte, suffoquée. Tu commences à lui parler, t’efforçant de prononcer tranquillement les mots que tu as choisis pour lui faire comprendre que tu n’es pas un voleur, que tu ne lui veux pas de mal, que tu… Elle secoue une main dans l’air comme pour effacer quelque chose et ses mots se précipitent : Disculpe, disculpe, no sabia que habias vuelto.


Nouvelle parue dans un livre collectif proposé par François Bon à l’issue d’un atelier sur son site Tiers Livre