Et maintenant Dans l’abîme du temps… à vrai dire j’espérais (et je ne sais pas d’où venait cet espoir ou cet a priori) percevoir un glissement presque insaisissable d’un quotidien ordinaire dans l’inconcevable, dans l’épouvante, une tension croissante, un suspens presque oppressant. Or je n’ai pas éprouvé ce glissement ni cette tension peut-être parce que dès la première page le narrateur annonce qu’il a vécu vingt-deux ans de cauchemar et de terreur, nous voilà donc prévenus, et que l’auteur semble refuser de nourrir un suspens en nous faisant assez vite (un peu trop vite à mon goût) deviner – en partie du moins – de quoi il retourne. L’environnement dans lequel se déroule l’histoire ne paraît pas si ordinaire, c’est l’univers d’un professeur d’université dans l’Amérique de la première partie du XXème peu avant la deuxième guerre mondiale, un univers que la langue volontairement classique tend à éloigner encore de toute modernité. Au départ, comme dans Montagnes de la Folie, une certaine rigidité de cette langue m’a parfois rebutée. Mais j’ai aussi été rapidement très impressionnée par la manière dont Lovecraft impose la réalité (fantastique) du monde, des bâtiments, des villes où il nous entraîne. J’ai été frappée par la puissance de ses descriptions, il y a quelque chose d’irréfutable, d’implacable dans les cités que Lovecraft dévoile sous nos yeux. Dans Montagnes de la Folie, il y avait aussi un incroyable basculement d’échelle qu’induisait l’estimation de la hauteur des montagnes à 10 000 voire 11 000 mètres de hauteur, cela ne semble rien mais on quitte d’un coup le champ de nos références, de nos quatorze sommets de plus de 8 000 m – aucun n’atteignant 9 000 m – pour entrer dans un espace qui nous est inconnu. Lecture profondément marquante, durablement. Sensation de ressentir plus intensément aujourd’hui la présence des bâtiments, des façades, la hauteur, l’épaisseur des murs, la densité des constructions.

 

Dans l’abîme du temps. H.P Lovecraft.  Traduction de François Bon. Points