la table

C’est une table en châtaignier ronde, à rabats, ayant appartenu aux arrière-grands-parents de Bonifacio. Une table qui a traversé la mer, qui a été entreposée chez des amis, qu’on a transporté de Cannes à Nice, de Nice à Paris, du 18ème au 19ème arrondissement, dont on a replié un battant pour la caler contre un mur entre deux fenêtres rue Meyerbeer, contre un autre mur également entre deux fenêtres rue Eugène Sue et qui est déployée au milieu de la salle à manger dans l’actuel appartement.

Car ici aussi la table de travail est désormais la table où sont pris les repas, d’où il faut retirer ordinateur, livres, journaux, pour y disposer assiettes, verres, couteaux, fourchettes, serviettes, bouteilles… Et vice versa.

Une fois débarrassée, une fois essuyée, elle se découvre surface libre, parcourue de mille veines de bois, de stries infimes, de nœuds, d’entailles.

L’envie de faire table rase parfois.

Il y a moins d’un an, la table de travail était encore permanente. C’était un lourd bureau de pharmacien aux tiroirs profonds, posé dans une pièce claire et calme. Même si la table ronde de la salle à manger servait déjà parfois à l’écriture. Sur le bureau, il y avait un porte-document en bois hérité de Suzanne qui contenait des cartes postales, des récépissés, des petits dessins et de courts poèmes d’enfants, des papiers de différents formats disposés selon une tentative de classification dont le caractère illusoire (pour ne pas dire désespéré) sautait aux yeux (d’autrui). Il y avait une photo de la Pietà de Michel Ange, des portraits des filles encore petites, une reproduction du Soir Bleu, une photo en noir et blanc prise à la pointe de la presqu’île de Conleau. Il avait une boîte contenant des câbles, un disque dur externe, des clés usb. Il y avait de nombreuses pierres, des galets pailletés de mica, des cailloux volcaniques et le coquillage hélicoïdal ramassé à San Erasmo. Il y avait des pots remplis de crayons et de feutres de couleur. Il y avait le petit Asus blanc.

La pièce claire et calme est devenue la chambre de l’ainée et le gros bureau a été déplacé dans une pièce plus sombre et passante. Jamais on n’a replacé sur son plateau le porte-document de bois, ni les photos, l’envie de faire table rase… on voulait un bureau clean, désencombré des strates de souvenirs qui s’y étaient accumulés.  Les galets, les pierres volcaniques sont restés dans le sac de plastique au fond d’un panier où ils avaient été rangés pendant l’interversion des pièces, la Pietà et les autres photos sont sans doute dans un tiroir, on n’a plus effleuré les rainures du coquillage de San Erasmo.

On a peu à peu délaissé le bureau, on a entreposé sur son plateau de gros classeurs, des livres, des dossiers, on a renoncé au fantasme d’un bureau zen, le petit Asus blanc est resté dans son étui, trop lent finalement, on a préféré le Dell du travail salarié et on a migré vers la lumière, vers un wifi moins aléatoire, vers la vue des toits de la ville.

Pendant quelques mois il y a eu cette légèreté vagabonde, de venir travailler sur la table en châtaignier dès que possible, d’ouvrir le portable et reprendre le fil des phrases, plus tard refermer l’ordinateur et chercher du calme, se replier dans la chambre, sur le lit. Puis la légèreté s’est écrasée sur la question de la place. Ne pas trouver sa place… ne jamais être à sa place… se demander s’il y a une place quelque part pour soi.

La table de travail s’estompe, elle se dérobe… elle est multiple, bureau, lit, mobile… Surface pour le geste d’écrire qui articule l’immatériel au matériel en attendant la technologie qui transposera directement nos phrases du cerveau sur l’écran. Medium pour atteindre un lieu mental, espace que souvent l’écriture substitue au lieu matériel, aux coordonnées spatiotemporelles qu’occupe le corps, on ne voit plus ce qui se trouve devant nos yeux, c’est parfois un jardin où on descend, rien de bucolique c’est le cœur d’une centrale, c’est parfois la ville où déambuler nous perd, peut-être un ravin au bord duquel on se risque.

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon Back to basics 1, | Notes sur ma table de travail