la phrase de Clarice

La phrase de Clarice, aigue, coupante, éblouissante comme l’arête pure d’un diamant.

Lire Clarice Lispector est une expérience vitale d’une intensité peu commune. Parfois j’ai envie de noter sur ce blog quelques phrases du livre que je suis en train de lire, mais je me rends compte alors que c’est le livre entier que j’aimerais citer. Dans Un souffle de vie, livre posthume, un écrivain questionne les ressorts et les enjeux de l’écriture, de la création, dans une sorte de dialogue avec le personnage qu’il a créé, Angela Pralini.

 ” L’AUTEUR. Je dois faire attention. Angela se sent déjà stimulée par moi. Il ne faut pas qu’elle perçoive mon existence; presque comme nous ne percevons pas l’existence de Dieu.
Angela, semble-t-il, veut écrire un livre qui étudie les choses et les objets et leur aura. Mais je doute qu’elle assume cet engagement. Ses observations, au lieu d’être agencées en livre, sortent anarchiquement de sa façon de parler. Comme elle aime écrire, je n’écris presque rien sur elle. Je la laisse parler.
ANGELA. À vrai dire, j’aimerais décrire des natures mortes. Par exemple, les trois carafes ventrues à long col sur la table de marbre : silencieuses ces carafes comme si elles étaient seules à la maison. Rien de ce que je vois ne m’appartient dans son essence. Et le seul usage que j’en fais est regarder.
L’AUTEUR. Inutile de dire qu’Angela ne va jamais écrire le roman dont tous les jours elle reporte le début. Elle ne sais pas qu’elle n’a pas la capacité de s’attaquer à la facture d’un livre. Elle est inconséquente. Elle parvient seulement à noter des phrases désordonnées. Le seul point où, si elle avait vraiment une vocation de réalisatrice, elle aurait une continuité : ce serait son intérêt à découvrir l’aura volatile des choses.
ANGELA. Demain je commence mon roman des choses.
L’AUTEUR. Elle ne va rien commencer. D’abord parce qu’Angela ne finit jamais ce qu’elle a commencé. Ensuite, parce que ses notes éparpillées en vue de son livre sont toutes fragmentaires et Angela ne sait pas joindre et construire. Elle ne serai jamais une écrivaine. Elle échappe ainsi à la souffrance de l’aridité.”

Un souffle de vie, Clarice Lispector. Éditions des femmes. (p. 125, 126)

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