Song, Song, Song et Song

         Non je ne connais pas le Professeur Song, je connais sa femme, ce qui n’est pas la même chose vous en conviendrez, au demeurant une très gentille femme qui garde régulièrement mon bébé lorsque j’ai des rendez-vous médicaux par exemple ou des courses à faire trop longues qui fatigueraient le bébé avec cette chaleur. Vous comprenez je n’ai pas de famille ici et je suis contente quand une amie peut m’aider, du reste je n’ai pas la prétention d’être l’amie de Madame Song, je devrais plutôt dire que c’est une voisine, très proche, pour qui j’ai de l’affection il est vrai. J’ai dû apercevoir le Professeur Song deux ou trois fois, peut-être quatre au grand maximum, ce qui est très différent de le connaître, vous en conviendrez vous-même. Nous n’avons échangé que des salutations, des vœux de bonne saison ou de bonne santé, c’est tout. Oui je vais assez souvent chez Mirna l’après-midi, nous jouons aux dominos avec des voisines, nous buvons du thé glacé. Mais son mari n’est presque jamais là, ce qui fait que je ne peux pas le connaître, vous conviendrez n’est-ce pas que ne le voyant pas, je ne peux le connaître. Où est-il durant ces après-midis que nous passons à jouer aux dominos ? je ne sais pas, je crois qu’il se promène, en tout cas c’est ce que nous dit Mirna, sa femme. Il donne aussi quelques cours à des étudiants, en tant que professeur émérite de l’Université. Il est passionné de poésie, sa femme est très fière de lui mais un peu lasse il me semble. J’ai cru comprendre que ces derniers temps le Professeur était contrarié, non je ne sais pas pourquoi, sa femme ne nous a pas dit grand-chose mais nous avons compris qu’il n’était pas en grande forme.

Rapport #1.153 Sujet : individu nommé Song, occupation : ancien professeur, état-civil : marié, résidence : 196, Mercy Street. Diagnostic : dépression. Multiples signalements de mauvaise humeur, contractions faciales, rictus, sur la voie publique (cf compression d’images de surveillance de Long Mercy Camp durant les trois dernières saisons). Formule sans retenue un avis très négatif voire désobligeant sur un communiqué météorologique faisant état d’une fraîcheur exceptionnelle en début de saison. Se moque ouvertement de la présentatrice et du bienfait qu’apporte au territoire cette vague de fraîcheur, ce qui pourrait s’apparenter à un manque de civisme. A été vu en compagnie d’un documentariste étranger, dénommé Adriaan Debije, actuellement entendu par la brigade territoriale pour suspicion de déloyauté envers un pays hôte (possibilité d’une infraction caractérisée à la Convention Internationale de Vaduz). Plusieurs images de Song et d’Adriaan Debije ont été captées par les caméras de surveillance de la brigade portuaire. Depuis le troisième jour du Bœuf Suant, une aggravation de la posture corporelle et des grimaces de l’ancien Professeur Song a été détectée par le dispositif de sécurité du district, laissant peu de doutes sur un diagnostic de dépression. Diagnostic malheureusement confirmé après une prise en charge d’urgence sur requête administrative par les services de santé mentale du district Nord. Va bénéficier d’un programme de traitements et d’accompagnement avec délocalisation dans un nouveau centre de soins sur l’île de B***

         J’ai repéré le Professeur sur un quai du port. Il marchait vite, il avait l’air très agité, pliant sans cesse son bras droit vers son épaule et puis d’un seul coup il a ralenti et s’est immobilisé pour observer une jeune fille assez étrange je dois dire. Elle était enveloppée d’une couverture – malgré la chaleur – et elle émettait des cris stridents à destination des oiseaux marins. Elle devait s’y prendre assez bien car j’ai vu une mouette tourner longuement autour d’elle. Une jolie fille, des cheveux longs, décoiffés, sûrement très photogénique. J’ai pensé un moment à lui proposer de participer à mon film. Mais revenons au Professeur. J’ai tout de suite senti que c’était un homme en colère, une énorme colère qui remontait de loin, c’est le genre de choses que je perçois vite chez quelqu’un. Vu son âge, j’ai pensé qu’il avait peut-être des choses à dire sur la révolte des étudiants, sur l’occupation de l’esplanade Bái-Hǔ. Bingo, j’avais vu juste. Il a hésité mais pas longtemps, il avait tellement besoin de parler. Il m’a assuré qu’il dirait tout ce qu’il savait sur les événements, tout en précisant qu’il était un petit enfant à ce moment-là, mais il pouvait me parler des répercussions qu’avaient eu les événements sur ses parents. Nous nous sommes retrouvés sur une terrasse au bord de Long Mercy Camp. Il m’a tout raconté. Parfois sa voix se brisait. Il m’a d’ailleurs dit que depuis quelques semaines, il ne reconnaissait plus sa propre voix, que brusquement après la mort de sa mère il avait vieilli et que maintenant il entendait la voix d’un vieillard quand il parlait. J’ai filmé le dos de ses mains posées sur la table, puis entourant une tasse de thé. Des mains à la peau tachée, flétrie. En ne filmant que ses mains j’ai pensé le protéger d’éventuelles sanctions des autorités de K. (puisque selon une jurisprudence internationale le dos des mains ne peut servir juridiquement à la reconnaissance formelle d’un individu) et je n’ai gardé qu’une partie de ses propos. J’espère qu’il n’a pas eu à pâtir du film. Je trouve qu’il a été très courageux, peu de gens ont osé parler comme il l’a fait. À l’issue de notre entretien qui a duré plus de trois heures il a semblé vraiment soulagé.

              (il venait presque tous les soirs au Purple Bar       j’y travaillais comme serveuse pendant mes études     il était différent des autres   cheveux longs    un peu gauche      toujours vêtu d’un blaser un brin élimé mais élégant       il mangeait en lisant    Toujours en lisant    il buvait du thé, parfois de la bière       il avait souvent un mot gentil, ses yeux souriaient même si je voyais bien qu’ils étaient tristes, au fond       sa tristesse je l’ai tout de suite sentie et aussitôt oubliée parce qu’il avait beaucoup d’humour, on riait énormément        il m’attendait à la sortie du bar quand je finissais mon service et on marchait dans la ville une grande partie de la nuit        à l’époque il n’y avait pas ces caméras partout, on se sentait plus libres        on aimait voir le jour se lever sur les quais        parfois il me lisait des poèmes de Wang Wei ou des poètes anglo-saxons qu’il aimait          au début je ne savais pas qu’il était professeur à l’Université, je ne l’avais encore jamais croisé là-bas       je pensais qu’il avait à peine trois ou quatre ans de plus que moi        je crois qu’on a été très heureux Song et moi      quelque chose vibre encore parfois    peut-être ce qu’on appelle amour        je devinais qu’il avait des blessures profondes    il ne voulait jamais passer devant le bas-relief de l’Infinie Clémence     il me demandait de ne pas trop poser de questions sur son enfance    il disait qu’il m’en parlerait un jour       j’ai fait une fausse couche       ensuite nous avons décidé de ne pas avoir d’enfant     trop d’enfants sur terre    trop de malheureux, inutile de rajouter des bouches à nourrir disait-il      on était d’accord      pourtant la couleur de l’air n’a plus été la même      Song a toujours été là pour moi, sa tendresse me berce encore      Il s’est éloigné quand j’ai commencé à peindre   à sortir    à m’épanouir      il a dû penser que je n’avais plus besoin de lui )
Tout ça et bien d’autres souvenirs encore       dont je ne parlerai pas    qui n’appartiennent qu’à nous     qui ne regardent pas le service de santé mentale du district Nord.