l’apprivoisement par le petit

Le samedi matin tu prenais le bus pour les Nouveaux Territoires. Tu arrivais bien avant le départ, pour t’assurer une place près de la vitre où tu voyageais tantôt à droite les yeux rivés sur les collines, tantôt à gauche repérant au loin le scintillement de la mer. Des tours à peine terminées trouaient de ci de là la végétation tropicale avant que le bus n’approche des zones protégées, des grands parcs naturels. Tu appliquais un grand soin à chacun de tes gestes, des gestes anodins mais qui ancraient ta présence à cet endroit, à ce moment-là, qui prouvaient que toi aussi tu avais ta place, que tu n’étais pas seulement un étranger, qu’il était juste que tu t’asseyes sur ce siège au tissu fatigué, que tu contemples par la fenêtre les collines verdoyantes, que tu laisses glisser sur ton épaule la tête de ton voisin assoupi par le rythme monotone du car, que tu regardes par moment l’écran de ton portable comme si tu attendais un message, que tu ouvres la fermeture de ton sac à dos pour en extraire un sachet de gingembre confit, que tu te lèves enfin à un arrêt soudainement choisi – des champs rouges labourés par des buffles, la proximité des marais ou d’une rivière t’y avaient brusquement incité – et que tu descendes du car plein de la confiance tranquille de qui se sait attendu, de qui se sent chez lui. Ensuite il fallait marcher d’un pas assuré pour montrer que tu savais où tu allais, que tu faisais partie de ce lieu inconnu où tu avançais sans hésitation ni trop de rapidité pour avoir le temps de regarder les échoppes au bas des immeubles, de repérer les écriteaux annonçant des chambres à louer et aussi les chemins qui descendaient à la rivière ou s’élevaient jusqu’aux marais. Chaque samedi tu louais une chambre modeste pour passer la nuit dans une petite ville ou un village différents. Plutôt un village, car tu avais besoin de verdure. Chaque samedi tu allais plus loin sur la ligne vers la frontière. Un jour tu étais arrivé à la station de car un peu plus tard qu’à l’ordinaire, et au moment de t’installer sur le dernier siège libre près d’une vitre, tu avais croisé le regard déçu d’une vieille dame qui convoitait la même place que toi. La beauté de son visage sillonné de lignes très fines t’avait frappé alors que tu lui cédais la place sans laisser paraître ta frustration. Quelques kilomètres plus loin, apercevant la mer qui miroitait au loin, elle s’était tournée vers toi en prononçant quelques mots. Tu n’étais pas certain de ce qu’elle avait voulu dire mais tu avais souri. Elle avait alors répété mot pour mot ce qu’elle venait de dire et tu avais saisi le sens des sons chantants qu’elle avait prononcés, il s’agissait d’un proverbe ou d’un haïku sur le scintillement de la mer et la nécessité d’attendre, quelques mots qui te disaient quelque chose mais tu n’arrivais pas à te rappeler quoi. Ne sachant pas si ses paroles attendaient une réponse, tu avais juste acquiescé de la tête et ouvert dans un crissement de plastique ton paquet de gingembre confit pour lui en offrir un morceau. Plus tard sortant un mouchoir en papier pour essuyer ses doigts collants, elle avait laissé échapper de son sac une photo qui avait glissé sous son siège. Tu avais plongé pour la récupérer avant qu’elle ne se froisse sous les semelles d’un voyageur endormi derrière vous. Mes arrière-petites-filles, avait-elle dit en désignant les deux petites filles souriantes qui l’entouraient sur la photo qu’elle avait ensuite rangé dans son sac avec précaution. Peu après, le car s’était arrêté à l’avant-dernier village desservi par la ligne MNT. T’inclinant devant elle en guise d’adieu, tu avais constaté qu’elle aussi allait descendre à Lǜ Shuǐ Hú et attendait que tu te sois engagé dans l’allée centrale pour se lever elle-même et rassembler ses affaires. Elle t’avait souri. En descendant une ruelle bordée d’échoppes, tu avais entendu des pas légers derrière toi. Si jamais vous cherchez un endroit pour dormir, je loue une chambre, très peu cher avait suggéré la voix en se rapprochant. Et tu avais réalisé… bien sûr elle savait que tu n’étais pas d’ici et que peut-être tu voudrais passer la nuit au bord du lac.