sortant du bois

Sortant du bois, de la moiteur organique des taillis, inextricables enchevêtrements de ronces, d’épineux, d’aubépines, en s’avançant sur des mousses spongieuses bordées de corolles blanches dans l’odeur entêtante de l’ail des ours. Sortant du bois sans rien avoir trouvé de concluant. Juste une chaussure en caoutchouc noir de taille 44, n’ayant probablement aucun rapport avec l’affaire. Le soulagement qu’il éprouve maintenant qu’il marche dans la clairière, le long de l’étroit canal où se reflète le ciel. Il remarque la symétrie du paysage que partage la ligne d’eau toute droite. Il pourrait suivre le canal jusqu’au pont de Cusey ou même jusqu’au pont de Dommarien. Avant de ramasser la chaussure, les mains soigneusement revêtues de fins gants de vinyle, il a pensé à la photographier in situ sur le tapis de grandes fougères aplaties où il l’a trouvée et à noter les coordonnées GPS précises de son emplacement. Qu’est-ce qui a pu aplatir ainsi ce massif de fougères déjà roussies ?  Que faisait là cette chaussure quasi neuve ? Sa forme de sabot et son embout renforcé font penser à une chaussure professionnelle. Il l’a placée dans un sac de plastique avant de la ranger dans son sac à dos. Dans une dizaine de mètres, le canal se glissera sous un pont herbeux. Le ciel est chargé de nuages immobiles. L’orage n’arrive pas à craquer, à secouer la pesanteur de l’air. Tout reste lourd, figé. Il a envie d’arrêter sa chasse pour aujourd’hui, de souffler un peu et se contenter de marcher le long du canal, peut-être jusqu’à l’écluse ou jusqu’au bord de la Vingeanne, devant les remous d’eau vive. Mais c’est impossible. Impossible de s’arrêter là. Avant la nuit, avant qu’il pleuve, il faut continuer à chercher des traces, des indices, des objets, n’importe quoi… chercher… fouiller… Les yeux grand ouverts de la femme, leur gris-bleu définitif, l’obsèdent. Ça clapote sous l’arche basse du pont où le canal s’enfouit. Avec une branche sèche il tire vers lui l’objet qui flotte et bute contre la pierre du muret : une autre chaussure noire, en forme de sabot, munie d’un embout de protection.

Ce texte a été écrit en réponse à l’appel de François Bon à 100 autrices & auteurs pour un atlas roman. Il consiste à écrire un fragment de fiction à partir d’une photographie choisie dans l’Atlas des Régions Naturelles d’Éric Tabuchi et Nelly Monnier (en tout cas ce que j’ai compris). Allant naviguer sur l’ARN dans la région du plateau de Langres (Langrois), j’ai choisi cette photo du canal entre Champagne et Bourgogne et suis repartie dans l’atmosphère de La noyée de la Vingeanne, un livre fantôme initié il y a deux ans dans un atelier de Jean-Michel Espitallier.

Photo du canal entre Champagne et Bourgogne © Éric Tabuchi et Nelly Monnier
Source : Atlas des Régions Naturelles.

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