DOUBLE – Tu arrives à ton bureau tôt le matin. Depuis quelque temps déjà cette légère appréhension, quelque chose que tu n’expliques pas, que tu ne cernes pas précisément. Certes tes collègues t’agacent parfois et il te semble aussi que ton supérieur exprime depuis peu un imperceptible dédain à ton égard. Mais rien de bien grave ni d’avéré, juste une impression, sans doute une erreur d’interprétation ou un malentendu car rien ne justifierait cette supposée froideur de ton responsable compte tenu du sérieux avec lequel tu accomplis ta tâche, de ton application qui confine à l’obsession, tu aimes le travail bien fait et rien ne te ferait négliger les devoirs qui incombent à ta charge. Tu quittes ton pardessus de fonctionnaire et tu t’installes à ton pupitre. Tes dossiers sont méticuleusement rangés, tu sors tes crayons, ta plume et l’encrier. Un bref soupir de soulagement te détend car en fait tout est parfaitement normal, rien ne peut troubler l’ordonnancement minutieux de ta vie de petit bureaucrate pétersbourgeois. Pourtant quand tu relèves les yeux quelques instants plus tard au bruit d’une chaise tirée sur le parquet, une sorte de haut le cœur te secoue à la vue du visage de l’inconnu qui s’assied en face de toi. Son VISAGE… Il t’est inconnu et pourtant tu le connais mieux que quiconque, tu le connais si intimement mais tu ne veux pas le reconnaître, c’est impossible, insensé, c’est TOI, enfin pas tout à fait toi mais plutôt ton DOUBLE, un autre toi qui répond en prononçant ton nom d’un air parfaitement naturel lorsque tu lui demandes son identité et qui coupe court à toute conversation en commençant à travailler. Tu restes interloqué, sidéré en scrutant son front penché avec application sur son écritoire, sa façon d’écrire en lissant l’angle de la feuille du plat de sa main gauche, en observant ses manières, des manières strictement identiques aux tiennes. Tu fais face à une situation inouïe dont ta raison n’a jamais imaginé l’éventualité et pourtant au fond de toi quelque chose pressentait que ce moment allait arriver, qu’il devait arriver. Lorsqu’il relève la tête pour te poser une question, tu lui parles avec déférence, avec amabilité, on dirait que tu cherches à le séduire, à l’amadouer, vous avez tant de points communs, il devrait être facile de nouer une complicité avec lui. En fait, tu veux le mettre dans ta poche pour le neutraliser au plus vite. Mais lui n’a que faire de tes manigances, de la prétendue connivence que tu cherches à établir. Lui, il veut tout simplement te DOUBLER, non pas t’épauler, te seconder mais passer devant toi, avant toi, te dépasser, te remplacer. Prendre ta place ! Tu le comprends d’un coup. Il n’y a pas de place ici pour toi et lui, c’est l’un ou l’autre, lui ou toi. Tu demandes à tes collègues et à ton supérieur s’il n’est pas ahurissant que cet homme qui te ressembles tant porte également ton nom. Mais ils ne voient qu’une légère ressemblance entre vous et votre homonymie ne les trouble pas. Pourquoi ne veulent-ils donc pas voir la réalité en face ? Feignent-ils de ne rien trouver d’anormal à cette situation ? Tu vois comme il s’applique au travail, comment il se fait si adroitement apprécier. Déjà tu n’as plus le privilège de l’original, tu n’as plus le premier rôle, ton identité s’estompe en sa présence. Au fond, le DOUBLE, ce ne serait pas toi ?