Personne

Personne arrive et nous crève les yeux. Nous sommes habitués aux double-sens, aux glissements sémantiques, aux subtilités et autres ambiguïtés de la langue, mais rien ne nous a préparés à une polysémie aussi brutale. Une énantiosémie, dit-on. Énantiosémie qui n’est pas unique mais touche au cœur de notre individualité. Si je partage avec plaisir le titre d’hôte avec celui qui me reçoit, si je peux aussi bien louer une voiture sur le lieu de mes vacances que mon appartement lorsque je ne l’occupe pas, il est plus troublant d’être désigné comme un individu par le mot qui dit aussi le néant, la disparition de mon être, mon avenir certain mais que j’aimerais repousser au plus loin. Le mot personne superpose mon état existentiel actuel au vide qui m’attend, au vide qui résonne déjà en moi. Personne fait penser au face à face de quelqu’un avec un grand miroir brillant qui ne le reflèterait pas. Personne inquiète dans la maison vide dont les ombres profilent une présence incertaine. Et si mon père sonne à la porte, je ne répondrai pas, tout occupée que je suis à tenter de démêler l’étymologie controversée de personne. De l’étrusque phersu en passant par le grec prosôpon jusqu’au latin persona dont je saisis le masque théâtral pour essayer de jouer un rôle, de devenir enfin un personnage sur la scène de ma vie. Et puisque cette persona a aussi tracé son chemin dans d’autres langues, y a-t-elle connu le même destin que dans la nôtre ? Apparemment non, car dans chaque langue latine ou anglo-saxonne interrogée se trouvent toujours deux mots pour dire une personne et personne. Qu’est-il arrivé dans notre langue pour qu’un seul mot finisse par exprimer deux sens parfaitement opposés ? Pour que notre individualité ne tienne qu’au fil d’un article indéfini ou défini voire d’un nombre ? Peut-être le besoin d’ébranler un certain orgueil français en le maintenant au bord d’un vide. Personne se rêve parfois en italien et aimerait bien savoir ce que cela change organiquement, inconsciemment, d’entendre qu’on est una persona sans qu’aussitôt résonne l’écho de nessuno.