Journal de la traduction de L.

Avertissement –- Le lecteur qui espère trouver dans cet écrit une histoire où s’embarquer durant quelques heures sera déçu. Sa déception sera d’autant plus forte qu’il aura l’illusion jusqu’à près de la moitié du livre (qu’on peut difficilement qualifier de roman N.d.T.) de lire un récit d’aventure, une sorte de polar fantastique, avant de voir le flux narratif se tarir purement et simplement… L’auteure s’en est expliquée à plusieurs reprises : elle n’a pas voulu avec L. écrire une histoire mais créer un univers, des ambiances, des situations, et si de multiples fils narratifs sont ébauchés au cours du livre, il incombe au lecteur de ne pas les suivre aveuglément. S’il s’agit bien d’une œuvre de fiction, les histoires qui y apparaissent ne seraient, selon elle, que purement fortuites. « J’ai bien conscience, écrit-elle, que ces pages offrent un pacte de lecture fragile, c’est vrai, c’est un chemin escarpé, erratique, qui n’est pas supposé mener quelque part. »

  1. K., instance fictionnelle de Kowloon, à Hong Kong, est une ville à multiples strates temporelles, où il est parfois possible d’aller dans des bâtiments détruits il y a longtemps : c’est notamment le cas de la fameuse citadelle de Kowloon démolie en 1990. Par ailleurs, une quantité non négligeable d’immeubles, ponts, passerelles, quais et rocades ont été ajoutés par l’auteure. On ne s’étonnera pas de voir certains éléments du paysage urbain apparaître en transparence ou en filigrane, selon la nappe temporelle où s’écoule l’instant du récit.
  2. Le personnage central durant le premier tiers du livre est toujours désigné par « tu ». Cette adresse au personnage pour directe qu’elle soit pose de multiples questions. D’infimes déplacements dans la narration laissent penser que le narrateur/la narratrice n’est pas toujours le/la même. Si au début du livre, il s’agit vraisemblablement d’un narrateur objectif, il est ensuite pratiquement certain que le narrateur se dilate par élargissements successifs jusqu’à devenir la ville entière, bardée de ses équipements de surveillance, une ville omnisciente qui suit les errements du personnage puis sa tentative d’évasion. À certains moments, la narration est clairement prise en charge par le jeune marchand dans son poste de surveillance clandestin. Dans d’autres chapitres, on pourra se demander si le narrateur n’est pas l’auteure elle-même qui, renonçant à la médiation d’une narration tierce, s’est d’une certaine façon absorbée voire dissoute dans son propre récit (voir page 114).
  3. Nom du quartier d’affaires de Hong Kong où s’élèvent de nombreuses tours, buildings, centres commerciaux et autres galeries. L’auteure ne se réfère pas seulement au lieu désigné mais à ce que le nom de Centralpeut évoquer de bureaucratique, de dictatorial, de totalitaire.
  4. Dans une première version du livre, le personnage de L. apparaissait fréquemment sous différents prénoms, tous commençant par L. : Liu, Lou, Lilou, Loredan… Dans la version définitive du livre, ces prénoms n’apparaissent plus que rarement comme accidentellement.

Extrait du journal de la traductrice. 21/02. […] ce matin, appel de Paul K., il a jeté un coup d’œil à la traduction des trois premiers chapitres et il est content de voir que le travail avance. Mais il trouve mon avertissement vraiment dissuasif… « parfait pour faire fuir les quelques lecteurs qui nous sont encore fidèles ! » s’amuse-t-il. « Au fait, tu ne m’as pas dit, toi, ce que tu penses du livre… Et est-ce que tu aurais envie de le lire après un pareil avertissement ? »

  1. Dans les années 2018-2019, l’armée américaine a mis au point un premier système de détecteur utilisant la vibrométrie laser à effet Doppler, capable de repérer un suspect à plus de 200 mètres de distance en mesurant son rythme cardiaque. Un système beaucoup plus fiable, selon elle, que la reconnaissance faciale.
  2. Longue rue de Kowloon, Portland Street est utilisée ici avant tout pour son nom. La description partielle qui est faite de la rue correspond dans ce passage à la réalitéde la ville. Toutefois ce n’est pas le cas dans d’autres passages et l’auteure n’a jamais caché qu’elle utilisait les noms de lieux non pas « pour faire vrai » mais pour leur sonorité et parfois pour jeter des ancres vers l’urbanisme ô combien mouvant des villes d’Asie du Sud-Est.

Extrait du journal de la traductrice. 22/02. Ce que je pense du livre ? Est-ce que je le conseillerais à une amie ? Pour la première fois, je suis incapable de me prononcer, j’ai des sentiments partagés… parfois de l’incompréhension, je ne vois pas où elle veut nous emmener… parfois une sorte de fébrilité à poursuivre… je ne sais pas… mais je me sens liée à ce livre… bizarrement…

  1. « L’arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne ne l’entend ?». Dans une version antérieure de L., l’auteure avait parsemé son texte de Gong’an (ou kōan en japonais), apories censées favoriser la méditation et mener à l’éveil. Dans la dernière version, la plupart des kōan ont disparu.
  2. Personnage récurrent cité à plusieurs reprises dans le livre mais qui n’est jamais présent dans le fil même du récit.
  3. The Moon Mirrored in The Pool est un morceau composé dans la première moitié du XXe siècle par Abing, musicien chinois joueur d’erhu. Il a été enregistré en 1981 dans l’album de musique traditionnelle chinoise Phases of the Moon par le Central Broadcasting Traditional Instruments Orchestra. Sa ligne mélodique est jouée à l’erhu, instrument de musique traditionnel chinois à deux cordes frottées. Peng Liyuan, célèbre soprano et épouse du dictateur Xi Jinping, l’a repris en le chantant.

Extrait du journal de la traductrice. 13/03. J’ai traduit presque la moitié du livre et j’éprouve un certain soulagement… M. m’a retournée les cinq premiers chapitres traduits avec une dizaine de remarques intéressantes. Elle m’a remerciée, se dit heureuse de voir son livre naître dans une autre langue. 15/03. Hier j’ai envoyé un mail à M. pour lui demander quelques éclaircissements sur le chapitre intitulé Merveilles. En attendant sa réponse, je m’octroie un repos bien mérité, promenade le long du fleuve, dîner au petit resto du port avec Marie… Je suis vidée, je n’ai rien à dire mais j’écouterais volontiers Marie parler pendant des heures.

  1. Voir note 6 page 34.
  2. Près de trois cents îles composent l’Archipel.

Extrait du journal de la traductrice. 17/03. M. ne m’a toujours pas répondu, je trouve ça étonnant, est-ce qu’elle est en voyage ? En attendant, je reprends le travail, je passe au chapitre suivant.

  1. Rappelons que la position du tropique du Cancer n’est pas fixe, mais varie d’une manière compliquée au fil du temps. Actuellement, il dérive progressivement vers le sud de près d’une demi-seconde d’arc (0,468 ″) de latitude, soit 14,45 mètres par an (il était exactement à 23 ° 27 ′ en 1917 et sera à 23 ° 26 ’en 2045). (Source Wikipedia).
  2. Dès les années 2030-2032, l’armée américaine a amélioré son système de détection par vibrométrie laser à effet Doppler, le rendant alors capable d’identifier un suspect à plus de 500 mètres de distance.
  3. Voir note 7 page 38.
  4. Citation attribuée à Taisen Deshimaru, maître bouddhiste zen japonais de l’école Sōtō. Il est évident que lorsque Liú Cheng cite (sans le nommer) Taisen Deshimaru, il y a de sa part la volonté de couper court à la question de son interlocuteur mais aussi beaucoup d’ironie vis-à-vis de cette maxime qui sous couvert de sagesse exprime selon lui une lapalissade.
  5. Comme indiqué dans la note 2 page 14, on ne sait plus vraiment qui est le narrateur/la narratrice. Ce passage est pour le moins déconcertant.

Extrait du journal de la traductrice. 21/03. […] comme si l’auteure s’était dissoute dans son récit, et j’ai la sensation d’être entraînée dans sa dérive comme par une noyée qui s’agripperait à moi dans sa panique…

  1. La jeune femme dont il est ici question est-elle L. dont l’initiale n’est plus apparue dans le texte depuis la page 99 ?
  2. La Boxe de la Mante Religieuse est un style de kung-fu, issu de l’observation des combats de mantes religieuses, insectes extrêmement rapides et offensifs. Il semblerait que l’auteure ait participé à un stage d’initiation à la Boxe de la Mante Religieuse.
  3. Voir note 6 p. 34
  4. Serpent de deux mètres de longueur environ, le bongare rayé (bungarus multicinctus) est responsable de la majorité des morsures mortelles en Asie. Ses rayures transversales noires et beiges le rendent facilement reconnaissable.

Extrait du journal de la traductrice. 22/03. […] Quel dommage que Marie soit partie… ce soir j’ai voulu appeler Vincent, j’aurais aimé entendre sa voix, mais je n’ai pas pu… trop angoissée… et que lui dire, on se connaît encore peu… je n’arrive plus à dormir…

  1. il y a peut-être là une allusion aux déclarations du colonel de réserve Nikolai Poroskov publiées en février 2019 dans le magazine Armeisky Sbornik, publié par le ministère de la Défense russe, affirmant que les forces spéciales russes basées en Tchétchénie ont déjà employé des techniques télépathiques pour lire les pensées de prisonniers.

Extrait du journal de la traductrice. […] 9/04. Ouf, enfin terminé ce passage avec toutes les descriptions de serpents ! […] 10/04. M. se désintéresse de la traduction, elle ne répond plus à mes questions. Dans son dernier message, elle m’a écrit que de toute façon une fois traduit, ce sera un autre livre, que je n’avais qu’à faire comme bon me semble.

Photo de MORAN sur Unsplash

Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’été 2020 de François Bon – Tiers Livre Outils du roman, pour la seizième proposition