Vertigineuse question des noms, des prénoms que pose la sixième proposition de l’atelier d’été 2020 de François Bon – Tiers Livre Outils du roman… J’aurais aimé la traiter avec à la fois plus de profondeur et de désinvolture, mieux exprimer aussi le trouble parfois, la difficulté à porter un nom (dans la réalité ou dans une fiction). Avant Clément Rocchio, mes personnages n’ont souvent eu que des prénoms et L. juste une initiale. Raskolnikov s’est invité ici car la relecture en cours de Crime et Châtiment m’a amenée justement à repérer comment se faisait l’introduction des noms et de leurs différentes déclinaisons dans le fil du récit. Il est aussi question de Gilberte car l’irruption de son prénom dans la Recherche m’avait sidérée.


Non, tu ne m’attraperas pas, si tu crois que je vais me laisser faire. Prénom, nom et pourquoi pas un surnom pendant qu’on y est ? Laisse-moi tranquillement rêver dans mon coin, ne crois pas que tu lis dans mes pensées et s’il te plaît cesse de me vouloir me trouver un nom. Adélie ? Tu es sérieuse ? Oui, c’est beau mais ton désir de beauté n’est pas le mien. Je veux rester informe et multiforme, me glisser entre elle et il quand je veux. Louise B. ? J’ai l’impression d’être épinglée, les ailes encore palpitantes déjà clouées. Je savais que tu n’allais pas me lâcher comme ça. Voilà maintenant que je répète ce prénom que tu m’as donné, que tu trouves beau et qui me semble si abstrait. Voilà que je le psalmodie dans le jardin givré de l’enfance à l’abri des oreilles et des regards, espérant le graver dans ma poitrine comme un code intime mais je ne récolte qu’un peu de buée. Oui, j’apprends vite à repérer le nom de l’élève qui me précède sur la liste alphabétique pour répondre présente à mon patronyme que je n’entends jamais, sauf à être déjà sur le qui-vive. Mais ça ne fait pas de moi quelqu’un qui sait habiter un nom.

L. n’a qu’une initiale pour une identité fracturée que ses différents prénoms – commençant tous par L – ne peuvent pas cimenter. Ils sont autant de tentatives d’exister, de renaissances après naufrage, toutes vouées à l’échec, des éclats fugitifs de vie possible qui se succèdent sans se déployer. L. évolue dans un univers s’approchant de la science-fiction et de l’espionnage. Elle est la nièce adoptive d’un magnat de l’industrie numérique de K., ville fantomatique du Sud-Est asiatique. L. est une énigme dans cet univers, ses intentions demeurent incertaines, son parcours chaotique. Aucune explication psychologique n’est recherchée. Quelques situations, quelques événements viennent éclairer ou obscurcir la personnalité de L. Elle est un personnage du texte 3, tu partiras. Son mystère, ses mystères me donnent du fil à retordre car il est périlleux d’écrire sur un personnage aussi mouvant mais cela enclenche en même temps une dynamique presque irrésistible et j’aime ce personnage aux contours flous, aux prénoms changeants, à l’initiale presque avalée.

Lui, sa mère l’appelle Rodia, elle lui écrit mon cher Rodiamon inestimable Rodia, un fils au-delà de toute estimation, un fils qui n’a pas de prix, auquel on peut tout sacrifier, y compris sa fille magnifique, visage splendide, personnalité splendide, la sacrifier parce que Rodia, le premier-né est tout pour la mère et aussi pour la sœur Dounia, Douniétchka, laquelle a résolu d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, de surcroit dominateur, pingre, sans autres qualités que sa position et son aisance matérielle. Mais l’épouser tout de même afin que son inestimable frère et sa mère sortent de la misère qui les accable. Rodia, ce petit nom qu’écrit la mère, comme il semble tendre, solaire, si loin de la violence de Raskolnikov, le nom « schismatique » qui concentre tous les tourments qui ébranlent l’ancien étudiant et la barbarie de son projet d’assassinat. Rodia, Rodenka, Rodion Romanovitch Raskolnikov, toute la palette russe avec nom de famille, patronyme, prénom, diminutif, dérivés affectueux pour désigner une personne dans toutes les facettes de sa vie intime, familiale, sociale, professionnelle… une abondance qui nous déroute et nous attire.

Pourtant c’est de Clément Rocchio que j’ai rêvé une nuit durant le confinement. Je rêvai que j’étais Clément Rocchio enfant, j’allais à la boulangerie acheter du pain, fier de cette nouvelle responsabilité – j’avais 6 ans –, appréciant la liberté de marcher seul en plein soleil dans l’air transparent des Alpes, dans la lumière vive de la matinée, les sensations aiguisées par une angoisse diffuse… La forme des pains, des brioches, des gâteaux se torsadait dans le flou de mon souvenir, car je rêvais un souvenir de Clément Rocchio, et revivais le plaisir immense que la boulangère ait pétri spécialement à mon intention une baguette fine, aérée qui avait le goût d’un croissant… J’ai passé tant de temps à construire le personnage de Clément Rocchio qu’il était naturel qu’il vînt se faufiler dans mes rêves. Pour ce personnage, le prénom de Clément était venu naturellement, avec l’idée de calme et de tempérance à laquelle on peut l’associer… à l’inverse de Vincent et Marieke, ses parents, qui avaient cherché pour leur fils un prénom qui s’harmoniserait avec leur nom de famille, j’ai cherché un patronyme qui siérait à Clément dans des listes de patronymes italiens -– et plus spécifiquement toscans comme ses ancêtres -– qu’on peut trouver sur les sites de généalogie. Rocchio s’est imposé très vite, c’était lui, Clément Rocchio, il existait déjà.

Mais je n’oublie pas Gilberte. Quand sous mes yeux le prénom de Gilberte fendit l’air au-dessus des herbes et des fleurs pour aller se ficher dans le cœur du petit narrateur, il transperça également mes sentiments de lectrice envoutée car comme le petit narrateur j’étais un peu naïve, prête à être bouleversée par la fulgurance d’un prénom lancé dans un jardin au-dessus d’un buisson de giroflées, y compris par un prénom que dans d’autres circonstances j’aurais pu trouver désuet, voire légèrement ridicule. Était-ce l’irruption si particulière de ce prénom dans le récit qui le rendait vibrant ? Gilberte venait cristalliser l’apparition de la jeune fille, un rien sauvage et insolente, belle, et lui faire don d’intimité, une intimité resserrée sur son entourage dont le narrateur se sentit passionnément exclu. L’entrée en scène du prénom, du nom… son inscription dans le texte… Dans Crime et Châtiment c’est Raskolnikov lui-même qui se présente en rappelant son nom à la vieille usurière qu’il projette d’assassiner. Comment le nom de Clément Rocchio fera son entrée dans mon roman, si roman un jour il y a ?