… vues du quai, les façades fantomatiques d’anciens palais alignés bord à bord, mur contre mur, sous le ciel noir, se dédoublant sur la surface brillante de l’eau, noire aussi, comme disparue sous les arches d’un pont, sous le reflet renversé des façades et d’un clocher en flèche découpant la nuit. Pas de plus beau nom que nuit, nuit qui nous prend, qui nous absorbe dans son ivresse et ses passages secrets, nuit brassée d’échos surgissant de mondes anciens, nuit médiévale, lourde et radicale. C’était comment le noir sans fond ? Comment l’imaginer depuis nos nuits trouées par la blancheur crue des LED ? Le noir s’enfonce en nous. On peut ne pas y penser, marcher le long d’un quai, traverser un pont au-dessus du fleuve sombre et être submergé par la beauté de la ville dédoublée dans l’eau brillante, comme plus réelle dans ses reflets étincelants… lui aussi s’est accoudé au rebord d’un pont, il s’est arrêté pour contempler les édifices et leur double sur le miroir de l’eau, subjugué par tant de beauté, se laissant aller à une admiration sans borne, pour une fois… soudain l’envie cette nuit d’entrer dans le décor, d’approcher les monuments cernés par la foule plutôt que se faufiler dans l’ombre de hauts bâtiments ou fuir vers les rues anonymes vers les limites de la ville pour chercher aux angles des carrefours une indication vers d’autres errances… il ira au centre, il marchera entre des palais creux qui abritent entre leurs murs épais des fantômes ou des touristes en villégiature, ses yeux embrasseront le profil anguleux du poète, il longera l’immense vaisseau ruisselant de marbre, presque oublié dans la nuit…

…il ne les a pas vus tout de suite quand il est arrivé sur la petite place, cinq gars dans l’ombre amassée près de la fontaine, mais dès qu’il les a aperçus une sensation trouble l’a envahi, une sorte de malaise, il n’y avait personne d’autre sur la place, juste eux et lui, eux cinq et lui seul, heureusement qu’il n’y a pas Léa, c’est la première chose qu’il s’est dite en conscience, qui avouait sa peur alors que les cinq s’approchaient lentement de lui, exagérant la lenteur de leurs pas, et lui faisait semblant de ne pas les regarder tout en remarquant la carrure de deux d’entre eux, leur crâne rasé, sans parvenir à identifier les symboles tatoués sur leurs avant-bras dénudés par les manches retroussées de blousons légers, un peu soyeux, et maintenant qu’ils s’étaient rapprochés, il ne pouvait plus ignorer leur présence, alors il a fixé le jeune homme qui marchait au centre du groupe, l’arrogante perfection de ses traits, il a parié sur lui, sur sa prestance de chef de bande, il l’a regardé d’un air modeste, un peu étonné et il a parlé le premier, il l’a salué, dans son italien vacillant il a dit quelque chose sur la douceur de la nuit, les cinq se sont arrêtés à un mètre de lui, et le petit caïd a répondu avec un sourire terriblement ironique que la nuit était douce en effet, semblant se demander s’ils allaient le tabasser tout de suite ou jouer avec ses nerfs avant… et visiblement ce n’est pas la première option qui a été retenue car tout à coup il capo s’est mis à parler avec véhémence, les sourcils froncés, éructant un flot de paroles précipitées d’où seuls quelques mots se détachaient à ses oreilles étrangères qui percevaient cependant la tonalité clairement menaçante de l’ensemble, d’autant que les quatre autres souriaient méchamment et lui, pétrifié, ne pouvait que continuer à faire profil bas tout en sachant que cela ne lui éviterait rien, alors quand l’autre a terminé sa diatribe il a haussé les épaules d’un geste impuissant et il a lâché un non capisco tutto en regardant le petit caïd, en s’efforçant de ne regarder que lui, qui s’est exclamé ma certo che non capisci tutto, non capisici niente, francese ! en crachant son mépris dans ce francese d’où suintait tant de haine condensée qu’il y a eu cette distorsion, cette sensation de s’écarter de l’instant présent, de surplomber la scène où un autre lui-même jouait son va-tout en misant sur l’air tranquille, pacifique, qu’il parvenait on ne sait comment à conserver, comme ignorant la menace qui pesait sur lui, espérant que la puissance du petit caïd réside aussi dans son pouvoir de grâce, dans sa capacité à retenir ses molosses qui déjà sortaient leurs crocs… ce qu’il s’est passé précisément ensuite, il ne sait plus, ça reste flou dans son esprit… est-ce à ce moment qu’il y eu du bruit sur la place, qu’un autre groupe est arrivé… est-ce à ce moment qu’un homme a ouvert des volets et a regardé la nuit silencieusement…

…les fenêtres semblent plus nombreuses sur les façades assombries dont le halo des lampadaires découvre par intermittences le jaune opaque, dans la pénombre certaines fenêtres sont comme des orbites vidées de substance, privées de l’illusion d’une douceur domestique, pas de refuge pour le sang qui bat ses tempes, pourtant il voudrait tant retrouver sa petite chambre chez Antonia, mais comment rejoindre l’avenue, comment arriver au fleuve, tout est plus sombre, comment a-t-il atterri dans ce quartier à peine éclairé, à moins que… c’est peut-être ce voile noir devant ses yeux qui obscurcit tout et comment maîtriser ses mains qui tremblent alors qu’il cherche son téléphone dans une poche puis dans une autre, c’est une brume de suie qui s’infiltre dans les rues, qui colle ses poumons et coupe sa respiration, il s’adosse à un mur, une sueur maligne inonde son front… elle est loin l’euphorie, l’envolée de soleils noirs, qui l’a porté dans les ruelles à la recherche de Léa, où est-elle passée ? elle était avec lui au début de la soirée, il ne se rappelle pas ce qui s’est passé ensuite, qu’importe, il va la retrouver, dût-il traverser la ville en courant, gonflé par cette puissance inouïe… maintenant que nous avons fait la paix, nous n’allons pas nous quitter comme ça, avait dit le petit caïd, il venait d’aspirer une légère bouffée de cet énorme joint qu’il lui a tout de suite tendu, l’enjoignant d’emplir ses poumons d’une fumée dont il ne connaissait pas la saveur, ce n’était pas de l’herbe, les quatre autres hoquetaient d’un rire mauvais, il avait dû inhaler plusieurs fois sa vapeur toxique, déjà ébloui, avant que les cinq ne partent, le laissant au milieu de la place qui se rétrécissait puis s’élargissait devant ses yeux à un rythme diabolique, avant les soleils explosés, avant l’exaltation souveraine…  et maintenant il crache ses tripes au coin d’un mur et aussi des larmes à travers les spasmes, il s’accroche au relief des pierres, trop mal en point pour être honteux, il fait quelques pas en se tenant au mur, s’il pouvait se redresser pour traverser la rue, s’il pouvait atteindre ce halo…

…de lumière électrique, violemment verdâtre, qui éclaire un reste de conscience dans la nuit, baigne les murs granuleux de cette épicerie miraculeusement ouverte dans un quartier plongé dans le silence, un phare où viennent s’agglutiner nos vies éphémères et ce néon inscrivant Oggi en rose fluorescent sur nos pupilles dilatées, una coca zero per favore, un liquide pour électriser nos corps défaillants s’il vous plaît, et l’homme derrière la caisse comprend cette supplique, il cherche la canette la plus fraîche, et d’autres sont entrés pendant ce temps, deux qui parlent en français, une troisième qui se tait et c’est difficile de trouver la monnaie pour payer le coca, les gestes comme empêchés, un homme de soixante ans en marcel vient de rentrer une étagère métallique sur roulettes chargée de boissons et il soupire, et les français veulent une glace, ils ont remarqué qu’il y avait là quelques parfums de gelato artigianale, ma non ci sono piu lampone, regrette l’homme qui vient de ranger dans le tiroir-caisse les pièces données pour le coca zéro et il attend que les clients déçus choisissent un autre parfum de glace et celle qui se taisait dit tout à coup Pourquoi pas vanille ? les bulles ont jailli de la canette, elles ont pétillé sur les lèvres, les français ont payé leurs glaces, l’homme derrière la caisse a dit buona notte, l’homme au marcel a porté des packs de bouteilles d’eau au fond de la boutique et maintenant il s’avance une manivelle à la main pour enclencher la fermeture du rideau de fer, les français sortent de l’épicerie, il faudra finir la canette de coca dans la rue, espérer que les bulles éclatent assez fort dans la bouche, que des frissons à la surface de la peau relancent la machine, lui donnent assez de vie pour aller vers…

…vue de la colline, la ville est un squelette lumineux qui relie de ses points brillants les rues, les ponts, les places, qui enserre des zones obscures d’où émerge l’ombre des coupoles, des dômes et des tours. On resterait accoudé à cette rambarde des heures durant à contempler la ville en pointillés lumineux, collé à cette vision hypnotique, mais l’immobilité pèse, le corps s’ankylose, un tremblement glacial revient vriller la colonne vertébrale, et il ne sait plus que dire à l’inconnu souriant qui le regarde avec une sorte de tendresse. Alors autant entrer dans le cimetière à l’heure où les vampires s’éveillent en suivant ce jeune homme doux qui l’a sorti des rues obscures, qui lui a offert de l’eau et des cafés serrés. Ils marcheront devant les chapelles de marbre qui honorent les morts des familles riches ou nobles aux blasons séculaires, ils regarderont les bustes érigés entre les tombes, les ailes lourdes des anges de pierre et retiendront le bruit de leurs pas entre les stèles gravées. Le jeune homme lui demandera ce qu’il pense du fait de visiter une nuit un cimetière dont on ne connaît pas les morts. Il ne saura que répondre. Il pensera au cimetière marin en bord de falaise où ses ancêtres reposent, à leur nom italien. Ils avanceront en silence au milieu des pierres tombales. Tu ne me reconnais donc pas ? finira par demander le jeune homme. Alors la pénombre cernant les paupières, creusant les pommettes, il verra ce long visage harmonieux moins jeune qu’il ne le pensait et il comprendra pourquoi ses traits lui sont si familiers… Le fils d’Antonia… qu’il a croisé une fois via d’Artiglione quand sa mère rentrait de voyage. Il y avait une fille avec toi. Une fille qui s’est volatilisée dans la nuit. Il revoit une ruelle où elle avançait devant lui, la devanture d’une boutique où elle l’a attendu, il la revoit lui parler, le visage tendu, lançant des paroles vives qu’il ne se rappelle pas, la bande son est coupée, il voit juste la colère des lèvres, les cheveux qui se balancent sur son dos quand elle tourne les talons. Et plus rien. Derrière le mur d’enceinte du cimetière, un coup de vent incline la silhouette de hauts pins parasols, un épais rideau de cyprès frissonne.

La nuit avait commencé Piazza del Carmine, les gens affluaient, surtout des jeunes une bière à la main, et d’autres moins jeunes buvant debout des cocktails orange ou rouges. Un brouhaha ponctué de rires et de salutations bruyantes refluait par vagues d’un côté à l’autre de la place. Léa fredonnait une chanson féministe qu’Antonia lui avait apprise la veille et elle tournait sur elle-même, avec son verre de bière, ce sourire immense aux lèvres qui creusait des fossettes sur ses joues, elle lui a tendu la main, et il s’est retrouvé enlaçant sa taille entourant son épaule, à tourner avec elle jusqu’au centre de la place. Le ciel était encore bleu, encore crépusculaire, mais la nuit tombait, elle s’amoncelait au-dessus d’eux. Près du centre, il a trébuché sur le coin d’une pierre dépassant du dallage et ils se sont arrêtés de tourner. Une émotion inattendue l’a submergé, il a pris Léa dans ses bras et l’a serrée fort contre lui, le visage penché dans ses cheveux. Elle a blotti son front contre sa poitrine. Une fraction d’éternité s’est écoulée puis Léa s’est reculée et lui a souri presque timidement. Il n’a rien dit, il était comme étourdi par cette étreinte. Elle lui a demandé s’il voulait une nouvelle bière et elle est allée commander deux demis. Il a attendu un long moment puis s’est approché de l’entrée du bar pour la rejoindre. Elle parlait avec deux garçons et une fille, elle lui a fait un peu de place dans leur petit cercle tout en continuant à parler, elle semblait avoir oublié les deux demis qu’elle voulait commander. Le ciel s’obscurcissait et les lampadaires s’étaient allumés. Il essayait de s’intéresser à la discussion, il essayait de capter l’attention de Léa mais la sensation que chaque minute, chaque seconde les éloignait de l’instant où ils s’étaient enlacés et qu’il n’en resterait bientôt plus qu’un petit point insignifiant dans la trame du temps l’étourdissait. Il s’est éloigné. La densité de la foule sur la place s’épaississait, il fallait jouer d’adresse et d’esquive pour se frayer un chemin au milieu des corps joyeux, exubérants, il ne voyait plus Léa, une atmosphère de fête gonflait l’espace, on célébrait l’énergie qu’on avait encore, on oubliait que le monde allait si mal, on se tenait par les épaules, on chantait.


Ma nouvelle de la nuit publiée dans Je vous parlerai d’une autre nuit. Tiers Livre Éditeur, avec 80 auteurs, qui clôt la superbe aventure de l’atelier d’été 2018 de François Bon.