Il n’y a plus que quelques fantômes qui me traversent, furtifs, arrogants, des princes déchus. Ils ne regardent pas le fleuve à travers les arches comme le petit führer quand il admira hâtivement l’alignement des maisons au-dessus des eaux jaunes. Une admiration qui m’a sauvé, parait-il, de la destruction totale. Ils ne s’arrêtent pas plus devant les autoportraits que quelques touristes chanceux pourront peut-être contempler un jour si les visites guidées reprennent. Car pour l’instant je suis fermé. Risque d’incendie. Imagine le feu s’engouffrant dans ma galerie, noircissant mes murs, un instant freiné à l’angle du quai des Arquebusiers, puis s’élançant de nouveau, s’échappant de mes arcades, imagine un embrasement secret au-dessus des toits de l’Oltrarno, crépitant dans l’église Santa Felicita… Non, les flammes seraient stoppées net par les portes blindées qui me coupent en six.

Je suis vide, mais le bruit de la foule résonne sous mes voutes qui enjambent le pont vieux. J’ai été construit pour les déambulations secrètes, je cachais les allées et venues des puissants, je les protégeais des intrigues de leurs rivaux, de la révolte des gueux. Mais j’ai servi aussi les partisans, ils se rejoignaient d’une rive à l’autre en franchissant le fleuve à l’abri des regards, je les revois glissant sur mes tomettes, se baissant sous chaque ouverture pour ne pas être aperçus de l’extérieur… pour une fois mon existence a eu un autre sens.

Les fantômes Medici couraient pour traverser le pont, ils surplombaient les rues, incognito, et hantaient leurs anciens palais comme s’ils étaient toujours aux affaires. Ils n’acceptaient pas leur déchéance. Quand des alliés inattendus ont surgi, encapuchonnés, catapultés d’un jeu vidéo, ils ont été subjugués. Les Assassins avaient du panache, ils cultivaient des secrets à décoder et n’avaient pas froid aux yeux. Ils escaladaient les palais à la force de leurs mains, comme aimantés par les parois de pierres. S’il fallait, ils se jetaient dans le vide en vol plané et tombaient dans des charrettes emplies de feuilles. Sauter, saisir, s’accrocher… Vision d’aigle qui révèle les forces en présence. Leurs missions – quoique répétitives – avaient quelque chose de fascinant. Cible au fond de la place. Assassinat par strangulation. Ennemi sur une tour. Double lame ou dague empoisonnée ?  Assassinat sur une corniche. Les fantômes étaient éblouis, ils ont pensé que la réalité augmentée leur rendrait la vie.

Vous espériez surgir d’un jeu vidéo et revenir à la tête de la cité. Vous auriez un rôle à jouer, les banquiers et les riches dominent toujours le monde. Plus que jamais. Vous vouliez aussi agrandir votre Bellissima, la parer de nouveaux atours, vous rêviez d’une nouvelle Renaissance… Mais les Assassins n’étaient pas à votre service. Votre univers n’était pour eux qu’un décor de palais splendides, de complots à déjouer, de manipulations, juste un decorum pour leurs missions d’Assassins. Cible à droite. Assassinat sous un pont. Vous vous êtes montrés indulgents devant leurs mascarades, leurs cascades vertigineuses parfois grotesques. Mais vous n’avez pas supporté leur mise en scène de la Conjuration, vous n’avez pas pardonné leur meurtre de Giuliano, votre Giuliano, les coups de poignard, la mort obscène sur le parvis de la Cathédrale.

Vous connaissiez la ville dans ses moindres recoins et vous avez entraîné les Assassins dans les angles morts de leurs péripéties vidéo pour les massacrer. Ils connaissaient mieux que vous l’étoffe virtuelle de votre réalité et ils vous ont déchirés. J’entendais des cris, des agonies rauques. Je ne pouvais suivre vos combats que de loin. Les limites techniques qui avaient empêchés les Assassins de pénétrer à l’intérieur de la Cathédrale pour y reconstituer la mort de Giuliano telle qu’elle s’était produite ce 26 avril 1478, les ont bloqués à l’entrée de ma porte sud comme de ma porte nord. Ils ont tenté de grimper sur mes arcades et d’entrer par mes fenêtres, mais j’ai fait trembler mes murs pour qu’ils lâchent prise et ils sont tombés dans le fleuve.

Après les cris, les affolements, les coups bas, ce fut presque le silence. Quelquefois des pas précipités sur les dalles. Une vapeur épaisse s’est levée du fleuve et a stagné près des quais durant quelques jours. Maintenant ce ne sont plus que des ombres qui me traversent, des présences infimes, intangibles, des échos de souvenirs. Parfois je me demande si je ne rêve pas.

 

 

Écrit pour l’atelier d’été de François Bon – Tiers Livre : Construire une ville avec des mots
proposition #12 – intérieur extérieur – extension de la précédente, encore un lieu décrit de l’intérieur, et lieu à usage public, mais cette fois lieu de traverse ou déambulation