alors tu attrapes ton téléphone, ta gorge s’est resserrée, juste deux chiffres à taper et attendre,  l’instant se fige, et la silhouette de Tom jaillit dans ton esprit, Tom à cinq ans qui enserre ta taille et son sourire où manquent deux dents, et la sonnerie interminable, tu aurais pu prendre ta voiture, aller directement à la gendarmerie mais tu trembles trop, tu n’arrives plus à te contrôler, ces flashs qui te percutent , le choc contre l’avant de la vieille Opel s’immobilisant dans le fossé cet après-midi où ils t’ont virée de l’Intermarché, la chaleur écœurante du bas-côté juste après, tant de honte de t’être fait lourdée comme ça et ce moment d’absence, l’embardée, tout ça pour une cagette de pêches moisies, quatre mois de convalescence, aucune séquelle physique mais la peur, la peur encore plus grande, l’angoisse de ne pas être à la hauteur, ce poids de vivre sous le regard des autres, leur compassion devant ta vie de mère solitaire, leur bienveillance sous conditions, eux qui veulent bien aider les autres mais pas en faire des assistés, ce mot qui se répand dans leurs discours comme un avertissement – toi-aussi tu pourrais bien devenir une assistée, autant dire un parasite – si tu continues à te contenter de petits boulots, est-ce que tu cherches autre chose que ce mi-temps d’aide-ménagère chez la vieille Madeleine ? c’est bien beau de peindre le matin et de prendre le thé l’après-midi chez une vieille dame – au demeurant charmante –  mais ce n’est pas ça qui vous sortira de la précarité, tu n’es pas seule, tu dois penser à ton fils, à son avenir – mais où est-il ? où est-il passé ? – la maison s’obscurcit et il n’est toujours pas rentré, tu n’as pas voulu trop t’inquiéter quand la CPE a appelé pour dire que Tom n’était pas au collège, bien sûr ça te contrarie le désintérêt croissant de ton fils pour les études, ça t’embête qu’il fasse l’école buissonnière, mais après tout il n’est pas le premier, n’est-ce pas, tu es peut-être trop laxiste, un autre mot qui revient souvent dans leur bouche, trop souvent, même quand ils reconnaissent que ce n’est pas facile d’être seule pour élever un ado, Tom un ado ? à treize ans, c’est encore un enfant avec ses grands yeux sombres, sauf que la nuit tombe et que l’enfant n’est pas rentré, la sonnerie résonne dans le vide, « tu dois penser à Tom » répètent tes parents, comme si tu pouvais ne pas penser à lui, tu y penses tout le temps à Tom et ça te paralyse, tu ne sais plus quoi faire, tu sens bien qu’il t’échappe, que depuis longtemps les câlins et les histoires relues le soir ne suffisent plus à nourrir ton enfant, et tu sens le vide s’étendre en toi, tu n’as rien à donner ni à transmettre, ton dénuement t’oppresse,  ta précarité  matérielle, ta vacuité intellectuelle, pourtant tu aimerais tant apprendre maintenant, aujourd’hui à trente-cinq ans tu te sens prête, curieuse, apprendre le dessin bien sûr et la peinture car malgré ton petit talent il te manque bien des techniques, apprendre aussi des langues, l’anglais d’abord et l’italien, c’est encore possible mais comment faire, la marche paraît si haute, et comment aider Tom, comment l’inciter à faire les efforts que tu n’as pas su faire quand tu étais jeune, quand tu vivais de l’air du temps, te souviens-tu, le temps de l’insouciance ? à l’époque qui se souciait de ton manque de formation, pas ton mari, si amoureux de ta gaité, de ta beauté, jusqu’aux jours où ta fragilité l’a agacé puis ennuyé, où il s’est lassé que tes bras nus n’enlacent plus que Tom, ton bébé, ton petit cœur, tout était devenu si compliqué pour toi, aimer un homme, aimer un enfant, tu étais dépassée, submergée, et maintenant il n’y a plus personne, rien que cette voix masculine qui résonne à ton oreille « Brigade de gendarmerie de Langres…. Je vous écoute… »

 

Texte écrit pour la proposition Tout Mauvignier en une seule phrase de l’atelier d’été de François Bon sur son site Tiers Livre Et si je vous dis “personnages” ? et avec aussi en tête une nouvelle en cours