Tu vas t’endormir le visage enfoui dans les replis d’un oreiller souple et doux au vingtième étage du Mandarin Oriental, ayant à peine la force de te demander si L. aura compris, si elle ne va pas dans sa colère jeter le papier plié et replié que tu as glissé dans sa main, ton corps est étonnamment perclus, c’est peut-être normal avec ce qui arrive, tu as juste le temps de te demander si Georges a bien neutralisé l’homme qui te suivait, qui est entré après toi dans le hall de l’hôtel.

Tu marches sur Wellington Road, il y a beaucoup moins de monde qu’hier, tu entends tes pas résonner et tu te demandes s’il n’y a pas dans leur foulée l’écho d’autres pas, symétriques aux tiens, tu te demandes si le tracé de la ville souterraine suit précisément celui de la ville aérienne, si une rue subreptice est creusée précisément sous la rue où tu marches ou un peu à côté, si tes suiveurs l’ont empruntée ou s’ils se contentent d’une filature banale, se dissimulant de temps à autre dans l’enfilade d’une devanture ou  se mêlant  à un des petits groupes d’étudiants encore présents. Tu ne te retournes pas.

Tu ne te retournes pas. C’est un soir vibrant, un soir de nuages lourds amassés au-dessus de la Baie, un soir qui comprime tes sensations, tu sens que ton cœur pourrait craquer devant la joie brûlante, devant la peur et l’inconnu. A quel moment cela se produit-il, tu ne le sais pas exactement, il ne faut pas ressentir le moment précis sinon tout peut s’arrêter, tu sais seulement que ça s’est produit, tu as moins de vigueur, tu continues d’avancer vers le Mandarin Oriental et l’autre partie de toi se dirige maintenant vers l’embarcadère pour prendre le Star Ferry en direction de K. Tu chancelles, tu perds ton équilibre et tes pensées, mais c’est un accomplissement, un bonheur inouï, être là et ailleurs, ne pas trop y penser.

Tu entres dans le hall du Mandarin Oriental, le concierge te tend le pass de ta suite et un magazine en s’inclinant légèrement, Georges s’approche, tu lui dis que tu es fatigué ce soir, que tu prendras un dîner léger dans ta suite, peut-être des Dim Sum mais qu’il prévoit tout de même une bouteille de Bourgogne car une amie passera prendre un verre, elle passera peut-être, il acquiesce, tu as alors une sensation indescriptible, la certitude physique, absolue, qu’un de tes pisteurs vient d’entrer à son tour dans le hall de l’hôtel, tu fais un signe à  Georges avec les yeux, avec la main aussi, et tu le remercies pour tout, il te dit don’t worry. Tu te diriges vers l’ascenseur.

Tu vas t’endormir les bras recourbés sous un oreiller en soie et L. furieuse marche le long de la Baie, serrant dans son poing le petit papier plié et replié qu’elle a tout d’abord pris pour un origami raté, ses escarpins lamés aux talons trop hauts blessent ses orteils, elle s’arrête pour les enlever et quand elle se penche pour les ramasser, le papier s’échappe de sa main, commence à filer sur les dalles lisses mais son pied droit s’écrase sur lui, elle le ramasse, le déplie, les quelques signes que tu as inscris s’impriment dans sa mémoire, elle le replie vite, le porte à sa bouche et le mâche négligemment comme un chewing gum tout en ramassant ses chaussures lamées. Elle repart plus doucement le long de l’eau, sans savoir qu’un homme supposé s’étirer après son jogging surveille le moindre de ses gestes mais qu’il n’a pas remarqué ton petit mot tombant par terre ni le très furtif mouvement de L. pour le ramasser, le lire et le faire disparaître. Elle marche pieds nus le long du port Victoria et l’homme la suit en laissant quatre cinq mètres entre eux, il remarque que sa démarche est plus lente, il pourrait marmonner quelques insultes, comme il aime le faire, la traiter de pute de luxe, mais bizarrement  l’envie lui manque, quelque chose dans la démarche, dans le visage entraperçu de L. l’a momentanément désarçonné.

Tu attends dans l’arrière-cour d’un immeuble délabré de K., tu entames une deuxième canette de bière et tu allumes une cigarette, tu as besoin de ralentir un peu la vie qui bat trop fort en toi, tu inspires la fumée d’une Lucky Strike, la dernière d’un vieux paquet  trouvé dans l’appartement que tu squattes au premier étage de l’immeuble dont tout laisse à penser que son précédent occupant l’a quitté précipitamment. Tu attends L., tu n’as plus de défense. Tu penses à l’autre qui s’est endormi dans ses draps soyeux, tu éprouves par instants son immense fatigue.