C’était un des petits plaisirs ménagés par la guerre, à sa périphérie, que de pouvoir emprunter le boulevard de Sébastopol pied au plancher, à contresens et sur toute sa longueur. En dépit de la vitesse élevée que je parvins à maintenir sans interruption, entre les parages de la gare de l’Est et la place du Châtelet, j’entendais éclater ou crisser sous mes pneus tous les menus débris que les combats avaient éparpillés : verre brisé, matériaux de construction hachés en petits morceaux, branchettes de platane, boîtes de bière ou étuis de munitions. Ici et là se voyaient également quelques voitures détruites, parmi d’autres dégâts plus massifs. Sur le terre-plein central de la place du Châtelet, à côté de la fontaine, des militaires en treillis, mais désarmés, en application des clauses du cessez-le-feu, montaient la garde, ou plutôt allaient et venaient, autour de l’épave calcinée d’un véhicule blindé de transport de troupes. D’autres militaires, qui me firent signe de passer, avaient établi un barrage filtrant en travers du boulevard du Palais, puis, de nouveau, à l’entrée du boulevard Saint-Michel. Plus loin, devant le lycée Saint-Louis, dont le bâtiment principal était éventré sur près de la moitié de sa hauteur, des gravats et du mobilier scolaire étaient amoncelés, à demi consumés et parcourus encore de quelques flammèches. Au niveau du carrefour de Port-Royal – où la guerre n’était représentée que par cette statue du maréchal Ney qui le montre le sabre érigé, coiffé de son bicorne et conduisant une charge virtuelle -, j’ai dû ralentir pour éviter un chien, tout d’abord, puis les deux types qui s’étaient lancés à sa poursuite, dont l’un, le plus rapproché de l’animal, brandissait ce qui me parût être une broche de rôtissoire.”                                                                                                                                                                                                Jean Rolin. Les événements. P.O.L.

Ce sont ces premières lignes qui m’ont embarquée dans Les événements de Jean Rolin. Plus que la guerre civile qui y est évoquée, c’est une sorte de mise à nu du territoire français, la traversée à la fois précise et rêveuse de ses tracés, de ses laideurs, de ses beautés aussi avec la force indifférente de la nature et le dévoilement ironique d’une vacuité certaine de la vie même en temps de paix qui m’ont captivée.