Mirna & co

Comme je l’ai dit ou plutôt écrit, il y a cette chaise vide à la table où se joue une partie de dominos et trois femmes qui attendent le retour d’une quatrième pour continuer à jouer. La quatrième c’est elle, c’est Mirna. Celle qui habite la petite maison coincée entre deux tours chez qui les trois autres femmes sont venues passer l’après-midi. Celle qui s’est levée quand chacune a eu pioché et rangé ses sept dominos. Elle a demandé à ses amies de l’excuser deux minutes et elle est sortie de la pièce par la porte de la véranda. Elle aurait pu proposer de faire une pause avant de distribuer les dominos – elle s’ennuyait déjà depuis un moment – mais elle n’a rien dit. Comme les autres, elle a pris ses dominos, les a regardés et puis tout à coup elle en a eu assez de cette langueur, plus qu’assez de tout ce temps passé à jouer, de cette immobilité. Elle a toujours eu des moments d’impatience, un besoin de bouger, de se dégourdir les jambes soudainement même si l’âge aidant elle est devenue plus tempérée. Elle s’est levée comme si elle s’était rappelé quelque chose d’urgent à faire et elle est sortie par la porte de la véranda qui donne sur le petit jardin de pierres. Un souffle d’air très léger soulève une feuille au-dessus des fins graviers blancs. Elle a hâte de retourner dans son atelier pour affiner l’esquisse entamée ce matin, un portrait de jeune femme dont l’image occupe son esprit depuis quelques jours sans qu’elle sache de qui il s’agit. Je sais aussi qu’elle se demande si Song est rentré. Elle a entendu un bruit dans l’entrée. Peut-être est-il déjà monté dans la chambre. Elle a gravi l’escalier en colimaçon. Song n’est pas là, ni dans la chambre ni dans son bureau. Étonnant qu’il soit encore dehors alors qu’il n’a pas de cours cet après-midi, alors que tout dehors l’énerve. L’inquiétude diffuse qui depuis quelques temps trouble sa tranquillité s’alourdit. Où est son mari ? Elle l’a vu changer ces derniers mois, il est devenu sombre, il se renferme, il râle souvent… elle sait qu’il souffre et elle ne peut rien pour lui. Il la repousse, lui dit qu’il a besoin d’être seul. Le miroir de la salle de bain lui renvoie le reflet furtif de son corps plein et gracieux que l’âge semble oublier et elle ne peut que relever le contraste avec celui de Song qui se décharne et se voûte. Elle redescend, se glisse dans la cuisine, verse du thé glacé aux chrysanthèmes dans quatre tasses qu’elle apporte aux femmes immobiles autour de la table de jeux.

Comme je l’ai dit, enfin écrit, Song est le mari de Mirna. Song est un homme en colère, une colère noire, douloureuse, qui parfois lui coupe le souffle, lui tord le ventre. Ces jours-ci il est en colère contre tout. Contre le régime politique, contre l’ultra surveillance, contre la répression, contre l’abrutissement généralisé de ses concitoyens qui reprennent à leur compte les éléments de langage officiels pour nourrir une narration haineuse du monde. Il a longtemps tergiversé avec sa douleur, avec sa colère, il les a mises de côté. Ses critiques de la société se tenaient du côté de la raison, le plus loin possible du corps et de l’émotion mais je ne crois pas que c’était délibéré. On peut penser qu’il n’en avait pas vraiment conscience, oui pendant longtemps il n’avait sans doute pas conscience que cette buée de mal-être qui collait parfois à sa peau même dans les moments les plus heureux de son existence recouvrait une douleur profonde. Trop d’autres choses l’occupaient : l’université, les étudiants, son métier de professeur, la poésie, son amour pour Mirna. Aujourd’hui à 70 ans, sa colère a éclaté. C’est juste après la mort de sa mère que tout a explosé. La vieille dame avait laissé un petit coffre pour son fils rempli des objets qu’elle lui destinait : un œuf délicatement peint en porcelaine, une énorme loupe cerclée de métal ciselé, des échantillons de tissus colorés… Au milieu se trouvaient une lettre de son père disparu lorsque Song avait sept ans et une photo de sa jeune tante. Celle-ci avait vingt ans au moment où la photo avait été prise, Song était alors un enfant de quatre ou cinq ans. La jeune fille, étudiante, avait les cheveux coupés net en dessous des oreilles, de grands yeux vifs et un sourire charmeur. Elle faisait partie des centaines d’étudiants qui avaient occupé Long Mercy Camp pendant trois semaines suivies d’une répression terrible, soi-disant adoucie par la clémence des autorités, puis de l’incarcération des étudiants dans un camp de rééducation. Comme je l’ai écrit, Song n’est pas rentré chez lui. Il est allé marcher sur le port où l’on respire un peu mieux avec le vent de la mer. Il est allé marcher là où il a aperçu deux jours auparavant une jeune fille dont le visage lui a fait penser à celui de sa tante. La fille emmitouflée dans une couverture malgré la chaleur semblait chanter. En réalité elle piaillait, elle criait en direction des mouettes. C’est en remontant des docks que Song a rencontré un grand gaillard aux cheveux clairs, un occidental qui l’a abordé sans façon et lui a exposé de but en blanc son projet de documentaire sur l’esplanade Bái-Hǔ. L’homme voulait en savoir plus sur le bas-relief au bout de l’esplanade, sur la révolte des étudiants au-delà de la version officielle, il cherchait des témoignages. Le premier réflexe de Song a été de se méfier. Pourtant il a continué d’écouter l’homme et l’envie de parler de sa tante a été plus forte que la prudence. Il a décidé d’accepter un entretien, éventuellement filmé, avec lui.

Comme je ne l’ai pas encore dit ni écrit parce que je ne le savais pas alors, le documentariste s’appelle Adriaan Debije. Il est néerlandais, il a accepté une commande officielle pour réaliser un documentaire artistique, « en toute liberté », sur l’esplanade Bái-Hǔ à l’extrémité de Long Mercy Camp. Pour lui, c’est un signe de la récente ouverture du régime en place qui lui a accordé un visa de six mois et le défraye royalement tout en ne voulant en aucune façon interférer dans son projet comme l’a souligné le délégué aux affaires culturelles qui l’a accueilli à sa descente d’avion. Il est extrêmement rare que les autorités de K. sollicitent un artiste occidental. Adriann Debije en conçoit une certaine fierté qu’il cache sous sa désinvolture habituelle. il pense qu’on lui permettra de réaliser le documentaire qu’il souhaite, il veut croire qu’il aura carte blanche. Adriann Debije a connu une certaine notoriété dès son premier film sur les ports de la mer du Nord, particulièrement réussi selon l’avis quasi unanime des critiques. Son deuxième documentaire sur les liens entre l’extrême-droite néerlandaise et la mafia russe a nourri à son insu une vive polémique. Certains ont pointé l’ambiguïté de ses positions politiques et relevé une sorte de fascination dans sa manière de filmer les corps musculeux des membres d’une milice. Par chance, cette polémique s’est vite éteinte et les réseaux n’en ont pas gardé trace. Adriann Debije a su se faire oublier pendant un moment avant de travailler régulièrement avec son compagnon, le chorégraphe Jozua De Jongh. À l’approche de ses cinquante ans qu’il fêtera ici, Adriaan regarde la vue vertigineuse sur la baie de K. que lui offre sa chambre au quinzième étage de l’hôtel Peninsula.

La jeune fille que le professeur a aperçue sur le quai, blottie dans une couverture, pépiant en direction des oiseaux marins, c’est L. Comme je l’ai déjà écrit ailleurs, L. est mon personnage le plus farouche. L. n’a qu’une initiale pour une identité fracturée que ses différents prénoms – commençant tous par L – ne peuvent pas cimenter. Ils sont autant de tentatives d’exister, de renaissances après noyade, toutes vouées à l’échec semble-t-il, des éclats fugitifs de vie possible qui se succèdent sans se déployer. Déjà tant de hauts et surtout de bas dans sa jeune existence, vingt-deux ou vingt-trois ans à ce moment de l’histoire où le professeur Song va être interviewé par Adriaan Debije. Après la mort de sa mère dans des circonstances troubles, L. a été recueillie par son oncle, un magnat de l’industrie numérique de K. Dans le cocon de la villa somptueuse de son oncle, choyée par sa tante et ses cousins, elle a pu retrouver un certain équilibre. Provisoirement. L. est une énigme, ses intentions demeurent incertaines, son parcours chaotique. Aucune explication psychologique n’est recherchée. Quelques situations, quelques événements viennent éclairer ou obscurcir la personnalité de L. Comme je l’ai déjà écrit, son mystère, ses mystères me donnent du fil à retordre car il est périlleux d’écrire sur un personnage aussi mouvant que L. mais cela enclenche en même temps une dynamique presque irrésistible et j’aime ce personnage aux contours flous, aux prénoms changeants, à l’initiale presque avalée.

L’atelier d’été de François Bon me permet d’affiner certains lieux et certains personnages de L.