tes souvenirs

Elle dit : Il y a tant de choses que je ne comprends pas     d’incohérences     avant tu disais que tu étais parti de Naples et maintenant tu parles de Venise     tu parlais souvent du Réseau et maintenant      à peine si tu l’évoques      on pourrait presque croire que c’était un voyage d’agrément    venir jusqu’à K. comme ça en touriste     franchement j’ai du mal à te suivre

Tu ne dis rien, tu regardes l’angle du lit dans la pénombre. Rien d’étonnant qu’elle te pose ces questions, pourtant une sensation de vide creuse ton corps. Tu voudrais juste qu’on te croie et surtout qu’elle te croie. Aveuglément. Vous avez laissé le bateau repartir et vous voilà terrés dans cette chambre étroite. Alors les souvenirs, les images des voyages passés ressurgissent. Un besoin de clarification aussi. Comme si c’était possible.

Tu dis :  je sais que je ne raconte pas toujours le même voyage       ou plutôt que je ne le raconte pas toujours de la même manière      différents souvenirs      différentes images me reviennent      c’était il y a près de vingt ans

Tu ajoutes :   et puis ce voyage, il a fallu que j’en donne plusieurs versions   une aux autorités de K.     une à Matt et à ton oncle    une autre encore aux émissaires du Réseau      parfois tout se mélange       maintenant je ne sais plus quelle version s’approche le plus de la réalité      mais tout ce que je t’ai raconté je l’ai fait sincèrement     tu peux me croire       en toute sincérité

Elle se tait, elle te regarde. Son visage n’exprime aucune méfiance mais ses lèvres tremblent.

(Tu ne diras pas : et toi, Liu    tout ce périple avec ta mère    depuis la Mongolie ou la Mongolie intérieure ?      tu ne sais même plus     comment c’est possible ?      tu dis que tu étais très jeune    mais quand même      et ce village dont tu as parlé       je t’ai fait répéter son nom plusieurs fois mais je ne l’ai jamais retrouvé sur une carte      et tout ce qui s’est passé après votre arrivée à K.       sa mort       la façon dont ton oncle et ta tante t’ont recueillie     d’ailleurs est-ce que ce sont vraiment ton oncle et ta tante ?      il y a tant de contradictions     mais je ne peux pas te demander des précisions     je ne veux pas rouvrir tes blessures)

Tu dis :    il y a eu deux voyages en fait      le premier en partant de Venise par le circuit du haut     un voyage qui a échoué     j’ai été arrêté près d’Atasu    retenu dans un camp     puis le Réseau m’a exfiltré      ensuite j’ai vécu à Naples       environ deux ans      je me suis enfoncé dans l’anonymat        j’ai changé à Naples     vraiment        après je suis reparti     par la route du bas     toujours sur ordre du Réseau     et cette fois je suis arrivé à K.     et tout s’est bien passé jusqu’à ce que je m’éloigne du Réseau     et que le Réseau se méfie de moi    

Tu ajoutes :     mais pourquoi parler de tout ça ?      Il faudrait se taire      ne laisser aucune trace      vivre au présent    rien qu’au présent

Elle sursaute : rien qu’au présent ! tu dis :  rien qu’au présent ? comme s’il n’y avait plus de temps ? Attends !

Elle attrape son carnet, le feuillette frénétiquement. Écoute ! : « Vous vous souvenez, prince, qui a annoncé qu’« il n’y aurait plus de temps » ? C’est l’ange immense et tout puissant de l’Apocalypse qui l’annonce. »

Elle rit. Son rire la déborde. Tu souris, tu ne veux pas montrer combien son rire fou te fait mal.