Il rôde au pied des tours de Central. Il renverse sa tête en arrière pour contempler leur perspective dilatée, la découpe des arêtes joignant la nuit des parois encore à l’ombre avec la lumière rasante que reflètent les parois Est. Il est tôt, il aime se lever tôt et marcher dans les rues presque désertes, une joggeuse court sur l’esplanade en direction du front de mer, quelques hommes en chemise claire traversent la place certains tenant une veste derrière leur épaule, un sac d’ordinateur à la main ou en bandoulière. Il aime se sentir seul dans la ville et marcher au hasard ou plutôt sans but avant de commencer sa journée de touriste modèle. Tout à l’heure il prendra le funiculaire pour s’élever au-dessus de la ville et admirer sous ses pieds la forêt de gratte-ciels bordée par la mer. Il redescendra peut-être à pied en parcourant quelques quartiers à flanc de colline, certains d’entre eux jugés typiques par le petit guide qui recommande dans ses dernières pages de s’y rendre si vous disposez de suffisamment de temps. Bien entendu il arpentera le front de mer avant de prendre un ferry pour traverser la Baie jusqu’aux villages sur pilotis, jusqu’au marché flottant. Il attachera un vœu noué par un ruban à une branche du vieux sophora du Temple de Fuxi, il achètera quelques souvenirs avant de repartir, il ira écouter un opéra cantonnais au Centre Yiqu. Le soir il boira un verre sur un des pontons de Victoria Harbour en contemplant le ruissellement des lumières nocturnes glissant des façades de gratte-ciel sur les eaux du port avant d’aller dépenser de l’argent au Casino… Il a quatre jours pour suivre à la lettre les prescriptions du guide glissé dans la poche de sa veste et cocher une à une chaque case de ses incontournables. Quatre jours pour que la surveillance déclenchée à son arrivée sur le territoire se relâche un peu, se normalise. D’ici là, il saura s’écarter légèrement des chemins balisés, à peine pour ne pas attirer l’attention, il saura s’égarer dans la frange Sud de Long Mercy Camp et dériver vers la zone portuaire protégée. Il se force à visualiser de nouveau dans sa tête les détails du plan de K., le plan augmenté de K. dont il dispose, pas le plan simplifié fourni avec le guide, expurgé des dédales inutiles des précisions superflues à la promenade des visiteurs. K. : trois mille cinq cent vingt-six avenues, rues, ruelles, venelles, passages, boulevards, quais, promenades, voies surélevées, voies souterraines, passerelles, allées, impasses… vingt et un mille deux cent dix-sept croisements, carrefours, places, squares, embranchements, échangeurs, esplanades… vingt-quatre mille sept cent quarante-trois Noms… Sa mémoire eidétique d’Asperger ou diagnostiqué tel peut mémoriser très nettement le détail des trois quarts du plan de K. Au-delà, sa vision se floute, devient incertaine et même erronée dans onze pour cent des cas selon les tests effectués dans les laboratoires du Réseau. Ce taux d’erreur, ajouté au fait que le plan le plus détaillé de K. accessible aux résidents d’autres pays date d’une dizaine d’années, a compliqué la tâche des ingénieurs du Réseau et retardé sa mission. Ils ont fini par bâtir à partir d’images satellite dérobées et de calculs probabilistes évolués un plan augmenté de K. qu’ils lui ont fait apprendre en deux parties, découpées selon un axe Nord-Sud. Il voudrait en longeant le flanc Sud de Long Mercy Camp repérer une des ruelles qui mènent dit-on à la Citadelle reconstruite, il a appris sur les réseaux secondaires que dans les ruelles insalubres délaissées par les autorités, la Citadelle –  du moins une partie de la Citadelle – avait été reconstruite. Sa mémoire photographique suffira-t-elle à le conduire dans ce labyrinthe, il espère, il aimerait tant la voir ne serait-ce qu’une fois… Mais là n’est pas l’objectif principal, il faut privilégier l‘objectif principal, il ne s’agit pas de dévier de sa route, ce sera déjà assez difficile comme ça, non il ne doit pas sortir des clous cette fois, il doit avancer avec la prudence d’un renard sur un lac gelé…s’il dérive du plan officiel ce sera avant tout pour sa mission première et sa mission première c’est de TE contacter, de te repérer parmi la foule de K., une des densités humaines les plus élevées au monde, oui déjà te trouver parmi la multitude effarante puis entrer en contact avec toi, discrètement, pour t’apporter un message du Réseau et évaluer comment tu réagiras. Il espère que tu réagiras bien, c’est-à-dire en conformité avec les attentes du Réseau, enfin du Réseau Principal, les myriades de nœuds secondaires qui ont fait cession et fourmillent dans les marges libertaires indisciplinées ont bien d’autres préoccupations que la réaction d’un électron libre dissimulé à K. mais le Réseau Principal lui veut savoir, il veut savoir s’il peut vraiment compter sur toi, sur ton obéissance, sur ton allégeance totale. Le Réseau Principal veut être sûr de ta soumission, il veut une preuve, il n’a pas encore indiqué quel type de preuve il exigera mais lui craint qu’elle ne soit extrême, terrible, à la mesure des exigences rigoristes du Nouveau Commandement.