Les poissons luisaient, côte à côte ou se chevauchant, sur un lit de glace pilée. Des carpes grasses aux écailles coriaces, des rougets aux nageoires déployées, des murènes sombres la gueule grande ouverte, des poissons fins au dos noir marbré de vert. Des crevettes grouillaient par dizaines, antennes et pattes remuant par intermittences. Il se plaisait à contempler l’étal du poissonnier en attendant son tour, il devait reconnaître en son for intérieur que la fraîcheur exceptionnelle de cette matinée permettait aux poissonniers de tenir un étal correct et lui donnait envie pour une fois d’acheter du poisson. Il prendrait deux rougets et les cuisinerait en papillotes avec des petits choux, de l’ail et des cébettes. Sa femme se régalerait. « Professeur Song ? » Il releva la tête, très surpris. Personne ne l’avait plus appelé ainsi depuis des années. Une jeune femme vêtue d’un pantalon sombre, d’un polo beige et d’une casquette noire s’inclinait devant lui. « Agréable fraîcheur matinale, n’est-ce pas Professeur Song ? » ajouta-t-elle tandis qu’un jeune homme vêtu du même uniforme le saluait à son tour. Une branche de fleurs de prunier était brodée sur leur polo et sur leur casquette. Il reconnut l’emblème de la Patrouille du Bien-Être. Une deuxième jeune femme pareillement vêtue se joignit à eux. « Professeur Song, excusez-nous d’interrompre vos achats, mais nous avons besoin de nous entretenir avec vous. Pourriez-vous nous suivre quelques instants ? » Il ouvrit les mains dans un geste d’impuissance et d’agacement en montrant la file d’attente qu’il serait contraint de quitter s’il les suivait. « Ne vous inquiétez pas, Professeur, vous serez prioritaire dans la file lorsque vous reviendrez. Suivez-nous, s’il vous plait. » Il nota que le ton de la jeune femme, tout en restant d’une grande courtoisie, était devenu à la fois plus mécanique et plus autoritaire. Et curieusement il se sentait amolli comme s’il n’avait plus de force ni de volonté pour résister à ses injonctions. Quittant sa place dans la file d’attente, il avança dans la longue allée des poissonniers et des bouchers, entouré par la petite escouade de la Patrouille du Bien-Être. Au bout du marché, l’attendait l’entrée d’un pavillon de bois clair flanquée d’un kakemono décoré de quatre corolles fuchsia aux contours poudrés, au cœur hérissé de longues étamines.