« Les naissances obscures » de Gina Rhanem.
Par Clément Bressonnet.

De Gina Rhanem on a tant dit ! Adulée un temps comme le nouvel espoir d’une littérature française fantasmée[1] puis accusée de plagiat dès son second roman[2], elle a ensuite été apparentée au comité invisible ayant rédigé L’insurrection qui vient[3] avant d’être fustigée comme universitaire islamo-gauchiste[4] et enfin tenue dans le délire d’un tabloïd britannique pour une probable recrue du Mossad ! De fait, l’alimentation durant quatre ans d’un compte twitter sulfureux a achevé d’hystériser ses détracteurs avant qu’elle ne mette un point final à cette expérience qu’elle considérait comme une « exploration provocatrice, littéraire et jubilatoire ». Certains critiques ont aussi déploré son côté touche-à-tout, sa légèreté à passer du roman à la poésie, du fantastique au polar.

Retirée en Italie durant six ans, Gina Rhanem a laissé passer les fureurs médiatiques et abandonné la scène littéraire pour une vie méditative dans les montagnes du Frioul.  Mais l’écriture ne l’a jamais quittée… ni un lectorat fidèle, amusé par ses frasques mais surtout sensible à l’étrangeté de ses univers et à la sensibilité de son écriture.

De passage à Paris pour la publication de son troisième polar, La noyée de la Vingeanne, elle nous a accordé un entretien exclusif – en terrain neutre – sous les grands arbres du Jardin des Plantes comme la douceur du temps nous y invitait.

C.B. : D’où te vient le désir d’écrire un livre ?

G.R. : La naissance d’un livre est souvent obscure… quel que soit le type de livre… cela part d’une sensation infime, d’un embryon d’image, mais qui provoque en moi quelque chose d’envoûtant, qui m’attire puissamment et qu’il s’agit d’éclaircir avec douceur, délicatement… Car c’est aussi quelque chose de fragile, qu’une lumière trop vive, trop brusquement projetée, peut dissiper… Une fois que ce noyau initial de désir est apprivoisé, fortifié par quelques phrases… tout peut commencer. Dans le cas de La noyée de la Vingeanne, il y avait d’une part une vision très ténue d’eau vive dans la lumière d’une clairière et d’autre part le souvenir du tableau de John Everett Millais, Ophélie… mais le tableau de Millais est chargé, très décoré, j’ai donc préféré l’éloigner de mes pensées et me concentrer sur les miroitements de l’eau… Une fois enclenché, le flux d’écriture va entraîner la naissance de personnages, des envies d’exploration, des détours…

C.B. : Cela signifie-t-il qu’au départ tu n’as pas d’histoire préconçue ?

G.R. : Tout à fait. Ça ne m’intéresse pas d’écrire une histoire dont je connais déjà le déroulement, dont j’ai réglé au préalable les aléas, les rebondissements… Dans cette formulation – au sens presque chimique du terme – l’écriture n’est plus qu’un media dont on voudrait qu’il assure le plus efficacement possible le déroulement de l’histoire. Non merci ! Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est le pouvoir de créer des univers, des ambiances grâce au style… créer du suspens aussi… oui pourquoi pas ? Il en faut un peu dans un polar, non ?  (Rires) Ensuite, il y a bien sûr des fils narratifs qui se tissent dans le flux de l’écriture… dans un polar il faut une intrigue et donc je suis forcément confrontée à des questions de construction ou de reconstruction d’histoires… mais ce n’est jamais un préalable et c’est loin d’être l’essentiel.

C.B. : Dans La noyée de la Vingeanne, tu sembles même négliger la nécessité de l’intrigue en la plaçant délibérément hors-champ et en focalisant le lecteur sur des descriptions de paysages pétrifiés qui sont représentés comme des tableaux, et plus précisément comme des tableaux du peintre japonais Hokusai. Peux-tu nous expliquer ce parti-pris très fort mais plutôt risqué ?

G.R. : Il faut bien s’amuser un peu ! Au fil de l’écriture, la rivière de l’image initiale est devenue la Vingeanne, une petite rivière traversant la Haute-Marne puis la Côte d’Or au bord de laquelle j’ai quelques souvenirs d’enfance. Et du tableau de Millais, il est resté la position allongée du corps de la jeune femme retrouvée dans la rivière. Il se trouve que la Vingeanne est un fil conducteur de la généalogie d’une partie de ma famille qui s’est déplacée le long de cette rivière de la Haute-Marne à la Côte d’Or. Un déplacement court en termes de kilomètres, mais sur près de trois siècles, comme un lent glissement vers le Sud. Cela dit, ce n’est pas l’histoire de ma famille qui m’intéresse mais les paysages, le territoire qui s’est désindustrialisé, vidé au cours du XXème et surtout l’illisibilité de ces panoramas aujourd’hui pour ceux et celles qui – urbain.e.s comme moi – ne font que les traverser. De cette illisibilité, naît un certain mystère, une certaine tension. J’ai pensé qu’il serait intéressant d’interroger ces paysages à travers une grille de lecture inédite, picturale et étrangère.

C.B. : Et cela fonctionne incroyablement ! Comment expliques-tu que l’immobilité de certaines descriptions génère une telle tension ?

G.R. : Ce n’est pas si étonnant en réalité. Dans les livres ou dans les films, la tension, le suspens est souvent beaucoup plus fort avant l’action que durant l’action elle-même. Il suffit d’avoir en tête certains films d’horreur : les moments de calme apparent où on ne sait pas encore ce qui va se passer et où on peut pressentir les trucs les plus horribles, sont les plus stressants… certes ces instants sont soulignés parfois outrancièrement par une musique effrayante… Prenons aussi l’exemple d’un ancien jeu vidéo comme Myst, où l’on se retrouvait dans un décor silencieux, une île où il n’y avait apparemment personne, où rien ne se passait… une tension se mettait aussitôt en branle parce qu’on savait que quelque chose allait forcément se passer, quelque chose de potentiellement inquiétant, terrifiant… Pareil dans un polar, se retrouver seul dans un lieu désert, où il ne se passe rien, peut être terriblement inquiétant… on sait qu’il va nécessairement arriver quelque chose, mais quoi, quand ?… Il suffit alors d’un souffle sur un brin d’air pour faire monter la pression.  

C.B. Joseph, le journaliste qui mène l’enquête dans La noyée de la Vingeanne, est un homme extrêmement contemporain et attachant… Comment construis-tu la personnalité de tes personnages ?

G.R. : Je vais te décevoir : je ne construis pas mes personnages. Je ne connais pas l’enfance de Joseph, ni sa couleur préférée, ni le prénom de sa première amante (parce qu’apparemment il est hétérosexuel), je ne sais pas si ses grands-parents sont toujours vivants. Il a sans doute des secrets – qui n’en n’a pas ? – mais pas un de ces secrets noirs dont la révélation au cours du roman vient faire vibrer l’intrigue. Je ne m’intéresse pas beaucoup à la personnalité des personnages de même que dans la vie courante, nos petites identités m’intéressent peu, en réaction sans doute à ce culte occidental de la personnalité qui prend de telles proportions aujourd’hui quand chacun met en scène sa petite story… En réalité, nous sommes si peu de chose bien qu’étant multiples et contradictoires… Alors comme disait Malcolm Lowry qui lui-même se référait à Aristote[5], les personnages sont souvent le cadet de mes soucis ! L’écriture doit seulement inscrire avec justesse leur présence dans une situation, une action, un paysage… Cependant, je ne peux pas nier que la présence de Joseph m’a souvent charmée.

C.B. : Merci Gina pour cet entretien. Avant de nous séparer, peux-tu nous dire ce que lis-tu en ce moment ?

G.R. : Les lionnes de Lucy Ellmann, traduit par Claro, Le livre des êtres imaginaires de Borges, Caisse à outils, un panorama de la poésie française contemporaine de Jean-Michel Espitallier. Sans oublier Le port intérieur d’Antoine Volodine que j’ai relu le week-end dernier. Des lectures que je recommande vivement !

Propos recueillis par Clément Bressonnet.

[1] Cf. Monde des Livres, 09/04/1999. (« malentendu total » selon Gina Rhanem. N.D.L.R.)
[2] Cf. Carnets Livres de Libé, 13/12/2001 (un second malentendu pour l’auteure N.D.L.R.)
[3] N.D.L.R. Cette allégation du Figaro Magazine n’a jamais été commentée par Gina Rhanem.
[4] N.D.L.R. En réponse à l’article du Figaro du 17/02/2021, Gina Rhanem avait tenu à rappeler sur son compte Twitter aujourd’hui fermé qu’elle n’avait jamais été universitaire..
[5] Lettre de Malcolm Lowry à son éditeur Jonathan Cape en 1946.