On sait finalement peu de choses sur Liú Cheng. Né à Suzhou. Sorti major à vingt ans de la prestigieuse Digital High School de Shanghaï. A ensuite étudié deux années supplémentaires à Harvard, puis voyagé en Europe. A été VP Foreign Markets de HSBC durant cinq ans avant de fonder il y a près de trente ans la South Bay Union. Le récit Corporate de la South Bay Union rend également hommage à l’illustre Jiàn Siu Dominic, disparu depuis, un richissime armateur que Liú Cheng considérait comme son mentor. Curieusement il n’est fait aucune mention des deux autres fondateurs de la compagnie ni des circonstances dans lesquelles ils ont cédé toutes leurs parts à Liú Cheng. Sa biographie sur le site de la South Bay Union vante les actions caritatives de Liú Cheng, en particulier la création de sa fondation pour l’éducation des jeunes dans les zones portuaires défavorisées. La dernière ligne est consacrée à son mariage depuis 1992 avec l’artiste Sòng Mei avec qui il a cinq enfants. C’est tout.

On n’en apprend guère plus en ligne. Il est surprenant de constater que les magazines people, prolixes sur les moindres faits et gestes de richissimes célébrités issues du monde des affaires, du spectacle ou du sport, restent laconiques quand il s’agit de Liú Cheng et de sa famille. Les rares interviews qu’il accorde à la presse économique sont circonscrits aux technologies numériques et aux transports maritimes. À un journaliste qui lui demandait pourquoi il avait préféré fonder sa firme à K. plutôt qu’à Shangaï, Liú Cheng s’était contenté de répondre par une citation « Quand le vent souffle à l’ouest, le nuage va vers l’ouest ». Liú Cheng est un homme discret, il n’aime guère se montrer, briller ou faire valoir son influence. Il ne cherche pas à être un leader charismatique. Pourtant qui a croisé une seule fois Liú Cheng, y compris sans connaître sa position de fondateur et CEO de la puissante South Bay Union, ne pourra pas l’oublier. Impossible de n’être pas capté par son regard, par sa voix, surtout si vous avez le privilège qu’il s’adresse à vous en particulier… voix douce à la tessiture si particulière, une voix qu’il n’élève jamais, pas un mot plus haut que l’autre mais une façon calme, irrésistible, de signifier à son interlocuteur que sa question est close… les yeux qui se plissent légèrement, un sourire indulgent, comme las. Dans les cocktails raffinés qui clôturent les assemblées d’actionnaires qu’il préside, chacun a les yeux rivés, le corps tourné, comme instinctivement, vers l’endroit où il se tient, toujours entouré de cinq six personnes et s’il se déplace avec sa suite pour s’approcher du buffet ou sortir sur la somptueuse terrasse de sa tour qui domine Central, c’est comme une onde magnétique qui traverse la pièce.

Liú Cheng est un homme discret. En dehors des informations relatives à ses études, consignées sur le site de la South Bay Union, on ne sait rien de son enfance ni de sa jeunesse. Pourtant il y a trois ans, à l’occasion du festival Les Eaux Ancestrales de Suzhou, il a accepté de se dévoiler un peu dans une interview réalisée pour le supplément week-end du South China Morning Post. Sans surprise, il y a affirmé son attachement aux valeurs traditionnelles, son respect de la hiérarchie et son goût pour l’art que ses parents, d’anciens commerçants d’antiquités, lui ont transmis. Il a aussi révélé qu’il pratiquait très régulièrement la Boxe de la Mante Religieuse. Sur la photographie qui immortalise l’événement, on voit Liú Cheng assis devant le célèbre Pavillon des Vagues Azurées en compagnie de ses parents, un couple âgé vêtu de façon traditionnelle. Sur ce cliché, Liú Cheng porte un pantalon noir et une simple chemise claire. Son visage, légèrement incliné vers sa mère, est adouci par un sourire qui réussit à exprimer à la fois l’humilité et la nostalgie.
En dehors de leurs cinq enfants, Liú Cheng et Sòng Mei ont également une nièce à laquelle ils tiennent beaucoup, une jeune femme qui a traversé des épreuves difficiles, dit-on. Aucune information sur sa parenté avec Liú Cheng ne figure sur le site de la South Bay Union où elle apparaît seulement comme faisant partie de l’équipe New Algorithms sous la responsabilité de Trafford Jay Lewis. Personne n’en sait plus et personne ne cherche à en savoir plus, il serait malvenu de vouloir percer les secrets qui entourent L.
Avant son mariage, Sòng Mei était architecte d’intérieur, elle rencontrait un succès croissant auprès d’une clientèle de riches financiers férus de design. Elle a continué son activité pendant quelques années après sa rencontre avec Liú Cheng avant d’arrêter pour se consacrer à l’éducation de leurs cinq enfants. Il y a une dizaine d’années, elle a créé une revue d’architecture et de décoration co-financée par la South Bay Union. Pour le cinquième anniversaire de sa revue, elle a voulu y publier quelques photos de leur extraordinaire villa au-dessus du golfe de Repulse Bay, une maison dont elle a agencé tous les espaces et la décoration. Mais Liú Cheng s’y est opposé catégoriquement. Sans discussion, sans explication. Sòng Mei en a été profondément mortifiée selon une de ses amies qui m’a fait promettre de ne pas révéler son nom. D’autant plus mortifiée que les photos signées des initiales M.V.B. étaient en réalité son œuvre. Elle faisait de la photo sans le dire depuis près d’un an et voulait réserver la surprise de ses premiers clichés professionnels à son mari qui ne leur a finalement jeté qu’un coup d’œil hautain. Je n’ai pu observer ces photos que durant quelques instants chez l’amie anonyme que j’ai évoquée, suffisamment tout de même pour apprécier le talent de Sòng Mei. Si la plupart de ses photos se conformaient à l’esthétique en vigueur dans les magazines de décoration, le traitement des couleurs y était vraiment particulier. Très subtilement il opérait un décalage qui rendait le luxueux intérieur de la villa étrange, voire légèrement inquiétant. Les deux dernières photos sortaient du lot : toutes deux avaient été prises de nuit lors d’un feu d’artifice du Nouvel An qui éclaboussait du reflet de ses gerbes écarlates le salon de la villa plongé dans l’obscurité en faisant luire comme des sabres les lignes épurées du mobilier. Sur l’une d’elles, le profil chargé d’ombres de Liú Cheng surgissait d’une nuit rougeoyante qui enveloppait sa silhouette immobile, comme rajeunie, il apparaissait étonnamment pensif, un bras ballant au bout duquel brillait l’incandescence d’un cigare fumant entre ses doigts. À l’évidence, cette photo n’avait pas vocation – contrairement aux précédentes – à être publiée dans un magazine de design et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Liú Cheng s’était tant fâché en voyant ce portrait de lui, certes inattendu mais pourtant très beau. L’amie de Sòng Mei n’a pas su me dire à quoi correspondaient les initiales M.V.B., en revanche elle m’a affirmé que cet incident avait entraîné le départ de Sòng Mei pour un séjour de près d’un an en Amérique centrale puis en Argentine. Ses enfants étaient grands, l’aîné travaillait déjà à la South Bay Union, les jumelles étudiaient à Montréal, la troisième fille poursuivait sa formation de chorégraphe au nouvel opéra de Beijing, le plus jeune venait d’entrer dans une prestigieuse école d’hôtellerie à Singapour. Et elle avait assez d’argent pour s’éloigner d’un mari si peu attentif. Quelques semaines après son départ, Liú Cheng a appris à son entourage que son épouse se trouvait au Costa Rica pour un voyage d’étude. Rien dans son attitude n’a laissé paraître qu’il fût en quelque façon affecté par le départ de Sòng Mei.