Soulevé, le talon d’une patte lourde, l’une des pattes épaisses de l’animal, la plus étirée à l’arrière de son postérieur massif, avec cet écart au sol qui met en mouvement, cette légère élévation qui lance la bête, ce n’est pas grand-chose cet écart quand on regarde les autres pattes solidement arrimées à la stèle de la statue, juste un angle de quatre-vingt degrés environ, quatre-vingt degrés tout de même, mais c’est suffisant pour lancer le  mouvement, un mouvement résolu – vers quoi ? vers une eau givrée où plonger pour attraper un béluga ? vers un phoque aperçu plus loin sur un bloc de glace ? – un mouvement qui pourrait s’interrompre soudainement et l’ours stopperait net son élan pour reculer sur tes doigts bêtement glissés sous la plante soulevée, ce poids de pierre qui écraserait alors ta main étirée entre le talon et la stèle pour en mesurer l’écart, mais non l’animal poursuit son chemin (et tu n’as pas glissé ta main sous sa voûte plantaire), il poursuit sur sa lancée, il ne va pas bouder son plaisir car donner la sensation du mouvement quand on est pierre immobile est une prouesse quand bien même elle voudrait seulement révéler l’essence immobile du mouvement, cette succession de postures inertes légèrement décalées de l’une à l’autre, mises en branle par l’œil qui les balaie comme les images statiques d’un dessin animé, par ton regard quand tu tournes autour de l’animal… Tu te dis que tu n’as pas choisi n’importe quel petit rien, d’ailleurs tu n’as rien choisi, l’idée du talon soulevé s’est imposée à toi, mais quand même c’est bien facile, tant de choses poursuivent naturellement l’élan de l’ours qu’il faut courir sur le clavier pour essayer de les attraper toutes, il serait presque plus facile d’attraper un béluga dans un trou d’eau gelée, et on ne rattrapera pas l’ours blanc s’il s’arrache à sa stèle et se jette sur la place Darcy avant de s’engouffrer dans les rues du centre historique à la recherche de poubelles à éventrer dont le plastique n’estompe pas pour lui – flair perçant – l’odeur des croûtes de fromage, du gras des viandes, des têtes de dorades et sa fureur, ses grognements, en découvrant ce menu fretin apte à régaler un chaton mais pas à satisfaire l’appétit d’une bête sauvage restée clouée plus de quatre-vingt ans sur une stèle. Tu aurais pu faire usage d’anodins plus insignifiants, cette miette de pain devant ton clavier par exemple, à la forme si curieusement étoilée, ce Bic quatre couleurs oublié sur ton bureau par une enfant et peut-être fabriqué à l’usine de Vannes aujourd’hui en voie de fermeture, ce coquillage hélicoïdal ramassé à… tu sens bien que l’insignifiance n’est que l’état de relégation où l’on veut confiner les choses pour les faire tenir tranquilles, les empêcher de déborder, de nous assaillir de leurs souvenirs, de leurs multiples ramifications, de leurs possibles fictions.

 

Texte écrit pour la proposition 6 de l’atelier d’hiver de François Bon, Recherche sur la nouvelle.
Encore une fois très lente à écrire, je n’aurai pas le temps de faire les propositions 7, 8 et 9. La proposition 10 devrait arriver bientôt, et être très différente.