L’EST. Le tropisme initial. Enfant, imaginer les villes les fleuves dans l’Est proche dans l’Est lointain s’alignant sur la latitude natale. Plus tard, suivre le parallèle sur les cartes du monde d’une ville à l’autre en traversant mers et montagnes. L’Est. Son corps orienté. Puisqu’on ne va pas avancer à reculons, ni en crabe, suivons le sens des orteils, un pied devant l’autre, suivons la pointe des seins, le bout du nez. Quand tu veux t’éloigner de F. ou l’agrandir en te déplaçant, c’est d’instinct vers l’Est que tu te diriges. Tu croises un homme jeune, assez beau, qui te demande de l’argent pour rentrer chez lui, il dit qu’il n’a plus rien, qu’il doit absolument rentrer chez lui, dans le Nord, tu penses qu’il veut juste te soutirer de la monnaie… pourquoi tout de suite cette méfiance… il parle un peu français, un peu italien, il dit qu’il doit rentrer voir son père au plus vite, son angoisse te submerge, tu lui donnes cinq euros, il te serre le bras… Tu traverses la place Cesare Beccaria, tu prends une rue qui s’ouvre entre les façades incurvées de deux immeubles. Via Vincenzo Gioberti, il y a encore des terrasses, des trattoria, quelques magasins, Calzedonia, Tezenis… aussi une pharmacie, aussi une agence de la BNP… tu traverses la via del Campofiore et la place Leon Battista Alberti devant la structure transparente en colimaçon d’un parking à plusieurs étages… tu continues vers l’Est, toujours… tu te projettes au loin, tu imagines arriver à la mer, prendre un ferry pour la Croatie, tu emmèneras peut-être Léa si elle veut venir avec toi, vous traverserez les terres de Bosnie, de Serbie, de Bulgarie jusqu’à la Mer Noire… Vers l’Est toujours, une rue étroite entre des maisons mitoyennes, à un, deux, trois étages, pas plus, encore des façades jaunes, des bossages gris, des fenêtres à frontons horizontaux, parfois un immeuble plus récent encastré dans l’alignement des maisons… parfois une porte arrondie, parfois un balcon à balustres… la rue s’élargit, les voitures peuvent se garer en épi devant une agence de la Monte Paschi, la séculaire banque toscane qui surnage désormais entre plans de sauvetage, scandales financiers, remise à flots par l’état italien, dans le silence accablant du meurtre de David Rossi, précipité du troisième étage du siège social, un splendide palais siennois… sur ta droite, deux rangées d’arbres entourent une contre-allée devant une série de petits immeubles quasi identiques tandis que sur la gauche se dressent plusieurs bâtiments modernes dont un grand immeuble aux parois vitrées délimitées par de hauts piliers gris et blancs… en face des containers gris pâle à couvercles jaune, marron ou bleu… tu longes le complexe de bâtiments orangés du siège régional de la RAI surplombé d’une structure métallique hérissée d’antennes et de paraboles… devant un groupe d’immeubles sans charme, trois femmes se sont arrêtées pour parler… la rue s’évase en arrivant sur un large rond-point dont une station Esso occupe l’un des angles et face à elle un parking quasi vide… agrandissement du ciel, agrandissement de l’horizon qui préfigure la limite de la ville… mais la rue se poursuit encore, chaussée à double sens, arbres, larges trottoirs, containers gris, au couvercle bleu pour les rifuiti non differenziati, elle trace ton chemin vers les collines, l’interminable via Aretina… tu n’emmèneras pas Léa, elle ne veut pas être ta sœur, et toi, tu n’as pas besoin d’une amoureuse, tu ne veux pas qu’on vienne caresser tes blessures… au rond-point, le ciel immense, les jardins, les collines qui cernent le champ de vision te répètent que la ville se délite… mais à nouveau la rue se poursuit, elle se rétrécit, à nouveau on roule en sens unique entre des maisons basses aux grilles de fer forgé, on passe devant une caserne de carabinieri, devant des maisons blanches serrées les unes contre les autres, on se croirait en Espagne… puis les arbres réapparaissent, des arbres de plus en plus nombreux, des oliviers débordent des murets de pierres, des cyprès se dressent derrière, tout s’accélère, cette fois tu as pris ton sac, tu t’en vas, Antonia est repartie pour Rome et toi tu as besoin d’air, tu ne marches plus, une voiture t’emporte, elle quitte le chien à six pattes crachant du feu sur l’étendard de la station Agip, la perspective au loin des collines sombres s’agrandit, des pins déploient leurs cimes, on laisse la via Aretina pour rejoindre la via Aretina Nuova ou SS67, on longe le fleuve, on longe la voie ferrée, la végétation gagne sur le bâti clairsemé dans la vitesse, tu fermes les yeux… tu rêves… À Ancône – a come Ancona – tu prendras la mer et tu traverseras l’alphabet romain jusqu’à Zadar.

L’OUEST. Le vent contraire. Il faut partir, quitter la ville qui se répète, qui se pastiche elle-même, façades jaunes, bossages gris, la ville statufiée dans son immuable harmonie. À l’Ouest, un peu d’air, les perspectives s’élargissent devant l’immense esplanade qui amène au premier bloc incliné de l’Opéra, au large escalier qu’on gravit doucement jusqu’au second bloc entouré de bardage ajouré. On regarde les arbres, les collines au loin, on rejoint les allées du parc des Cascine, on traverse la ligne du tram, on va sur les bords du fleuve… À l’Ouest, la Viale Etruria mène à un centre commercial, le Consorzio Shoppingcenter Freeland qui vend à bas coûts beaucoup de produits inutiles selon certains tandis que d’autres le considèrent comme un lieu agréable pour se retrouver, manger, se divertir et passer le temps avec ses amis. À l’Ouest, la Viale Etruria devient la  strada di grande comunicazione Firenze – Pisa – Livorno , une quatre-voies qui longe les miradors et les bâtiments en demi-cercle de la prison Sollicciano puis l’enceinte de la prison pour hommes Mario Gozzini avant d’arriver à un nœud routier. Là il faudra choisir : soit continuer vers l’Ouest sur la même route en passant au-dessus de l’autoroute A1, perpendiculaire, soit rebattre et tirer les cartes : Est, Nord, Sud.

Le NORD. Un pressentiment d’hiver. En toi s’est naïvement inscrite une analogie profonde, simpliste, entre les directions cardinales et les saisons. L’hiver, le détachement, la mort. Alors tu laisseras la piazza della Libertà, la Via Bolognese et tu t’enfonceras dans des réflexions, des recherches silencieuses. Au Nord de la ville, les hôpitaux. Au Nord de la ville, la nature fait de profondes incursions dans le tissu urbain, elle sépare les quartiers, elle enveloppe et innerve le secteur des hôpitaux, des cliniques, des urgences… elle serpente entre hôpital privé, hôpital pour enfants, clinique chirurgicale, Ospedale Careggi, Hôpital San Luca, Centro Traumatologico Ortopedico, maternité Careggi, Centro Alcologico Regionale Toscano et département de santé publique… elle s’infiltre dans les universités, les écoles d’ingénieurs, Scuola di Scienze Matematiche, Fisiche e Naturali, centre universitaire de l’Université de New York, département de chirurgie de l’Université de Florence, département d’Anatomie et de Médecine légale, Centro Didattico Morgagni, laboratoire d’histologie… tu t’imagines étudier dans le paysage toscan, dans les pentes légères plantées de jeunes oliviers, marcher à l’ombre des allées bordées de cyprès. Ça ne colle pas. Ton paysage intérieur est trop fracturé pour s’accorder à la beauté des jardins. Cette fois, tu veux quitter la ville. Tu ne veux plus être à découvert. Au Nord de la ville, tu pourras t’enfouir dans les collines profondes, les taillis de pistachiers, de cistes, de bruyères, aller te réfugier dans les forêts de chênes, d’arbousiers, de châtaigniers, de charmes noirs.

Le SUD, tu n’en voulais pas. Tu ne voulais pas quitter ta ville natale, son odeur de pluie terreuse. Tu ne voulais pas de ces paillettes en bord de mer, de cette cité balnéaire dont le clinquant et l’artificialité te révulsaient… te révulsent toujours. Pourtant tu y es allé. À ton corps défendant, peut-être, mais tu y es allé. À treize ans tu t’es soumis, tu as suivi tes parents. Ne te cherche pas d’excuse, tu aurais pu t’enfuir… au moins refuser, t’allonger par terre, ne plus bouger. Tu as détesté vivre dans cette ville. Tu t’es senti si loin, comme arraché à ta chair, à tout ce qu’il y avait de tendre en toi. Le scintillement de la mer, la poudre aux yeux du luxe ne t’ont pas ébloui. Tu n’as pas trouvé de chaleur dans la familiarité facile, la fausse bonhomie du Sud-Est. Tu es resté étranger, tu t’es échappé dès que tu as pu. Pourtant le Sud est devenu ta direction, souvent, ton élan second, et à l’heure de quitter F., c’est vers le Sud que tu te tournes. Tu veux descendre la plaine vallonnée vers la ville d’ocre brûlé, l’ennemie ancestrale. Tu traverses le fleuve. Dans les ruelles de l’Oltrarno, tu as l’idée de faire un crochet pour arpenter une dernière fois la Via d’Ardiglione, mais tu renonces à cette petite nostalgie, tu files jusqu’aux murailles de la Porta Romana. Tu prends le bus 37 comme Antonia quand elle rendait visite à son fils au squat de Galluzzo avant qu’il n’en soit délogé avec ses amis anarchistes par les carabinieri. Tu t’arrêtes sur la grande place Niccolò Acciaiuoli. Galluzzo est l’extrême Sud de F., l’étirement de la ville qui se prolonge en toi, la dernière pointe de sa forme déchiquetée.

 

Écrit pour l’atelier d’été de François Bon – Tiers Livre : Construire une ville avec des mots
proposition #34– nord sud est ouest – une demande extrêmement précise : 4 x 20’, pas plus d’1 texte par jour, sur chacun des points cardinaux de la ville, pour une carte pragmatique, à partir du texte de Cendrars sur les photos de Doisneau