Tu suivras le boulevard de Troyes devenu départementale et tu sortiras de la ville sans y prendre garde. Par l’Est pas de discontinuité urbaine entre la ville et sa périphérie, un peu plus d’espace peut-être entre les maisons que tu longeras, les mêmes maisons basses, un étage à peine, entourées de haies touffues ou de murets. Ces maisons, souvent des parallélépipèdes surmontés de tuiles rouge sombre, sans charme apparent, plus soignées que tu ne les aurais imaginées, les maisons d’une classe que tu ne saurais définir, une classe pavillonnaire d’un autre temps et il y aura ce moment précis où quelque chose se creusera en toi, tu te demanderas où tu te trouves et tu ne comprendras pas le sens de ta question, tu subiras toi aussi cette perte d’identité du tissu urbain comme si ton corps se délitait dans le maillage des rues. Alors tu tourneras sur ta droite pour sillonner des voies quasi désertes, ciel trop large, tu rouleras plus lentement au bord d’un lotissement fantôme. Mais tu resteras étanche aux souvenirs, c’est ta chance, tu cherches seulement une sensation quand tu scrutes les maisons banales qui se succèdent, leurs pignons blancs, leurs toits à pans rouges, certaines agrandies par des pergolas de plexiglas. C’est peut-être dans les petits jardins d’un vert profond, aux buissons vigoureux, aux haies bien taillées que niche la sensation que tu recherches. Ou dans le relief des pierres apparentes qui entourent l’entresol des maisons juste avant la porte à hublots du garage. Oui c’est peut-être là dans ces pierres incrustées que réside cette sensation impalpable qui reflue sur toi maintenant, qui lacère ton engourdissement, et te fait resurgir au monde.

Les troènes. Ce sont le plus souvent des troènes taillés qui composent les haies denses et larges qui cloisonnent les rues de ce lotissement, du lotissement voisin et des suivants, car l’étendue inédite des lotissements est une caractéristique de la petite ville de T. et la répétition semble-t-il à l’infini de la zone pavillonnaire donne à T. son ambiance monotone.  Mais T. est-elle vraiment une ville ? La réponse est loin d’être évidente. Si T. est officiellement une petite ville de 12 000 habitants environ, il est difficile de percevoir d’emblée son unité et plus encore son identité. On pourrait parler d’espace périurbain puisque T. touche la capitale régionale, un espace périurbain composé de différentes ambiances, l’ambiance du village perché avec ses ruelles et son église romane, celle des carrières de calcaire creusées au-dessus de la combe, l’atmosphère du parc et des abords du lac artificiel ou encore celle du halo habité comme on désigne à présent la zone pavillonnaire. Drôle d’endroit pour se promener, ces rues bordées de haies épaisses qui enferment le regard où la vue ne porte que d’une maison claire coiffée de tuiles rouges à une maison similaire avec son entresol ceint d’un bossage de pierres de taille puis à une autre. Pas d’horizon. Des parcelles de 760 à 1200 m2. Des jardins dont les angles se rejoignent. Symétries mortifères ou foisonnement de rêveries étirées à l’infini ? Y revenir pourtant, chercher quelque chose dans le gris trop blanc du ciel. Remonter la rue de l’Ange Vain comme on ne peut s’empêcher de renommer cette rue qui regagne le boulevard. Longer l’espace aéré de la petite école maternelle, se demander quelle empreinte la monotonie ambiante fait peser sur les jeux d’enfants.

Les haies sont tellement denses, épaisses, elles semblent impénétrables, mais en les longeant on trouve parfois au pied des taillis un espace suffisant pour s’infiltrer dans un jardin. L’herbe grasse de la pelouse amortit les pas, on peut avancer sans bruit vers la maison. Se figer. Un grincement là-haut, une fenêtre soulevée dans la pente du toit. Fausse alerte. Après la pelouse, le gravier, le crissement du gravier. Suivre la légère déclivité du sol jusqu’au garage. Porte close, odeur de sale pelage mouillé. Un chien ?  Contourner la façade le long des pierres saillantes, frôler le rugueux du mur. Par un carreau dépoli, apercevoir l’épaule et le bras nus d’une femme. Une véranda vitrée prolonge la maison, porte entrebâillée.  Le vent rabat une moiteur d’herbes humides, de brindilles emmêlées de plumes, de moisi. Deux gros cerisiers derrière lesquels on peut se cacher, leurs branches sombres, mouvantes. Une porte claquée, des pas lourds sur le gravier. Filer au fond du jardin. Derrière les buissons, un petit muret à franchir pour se glisser dans le jardin voisin.