« Soudain une sorte d’agitation extraordinaire se fit jour dans la salle. Je vis sur une estrade un grand vieillard maigre. Son visage pâle souriait, il se penchait et s’inclinait d’une façon anguleuse de tous côtés ; il tenait un violon. S’instaura un profond silence comme si tout le monde retenait son souffle. Tous les visages étaient tournés vers le vieillard, tout n’était plus qu’attente. Il prit son violon et toucha les cordes avec l’archet. La musique commença et je sentis que quelque chose, soudain, m’avait serré le cœur. Dans une angoisse insupportable, le souffle suspendu, je m’enfonçais dans l’écoute de ces sons : quelque chose de bien connu résonnait dans mes oreilles, comme si je l’avais déjà entendu ; il y avait une sorte de pressentiment dans ces accords, le pressentiment de quelque chose d’affreux, de terrifiant qui se jouait dans mon cœur. Pour finir le violon sonna encore plus fort : les sons résonnaient plus vite, plus perçants. Voilà qu’on entendit comme un hurlement désespéré, un pleur de plainte, comme si c’était une sorte de prière vaine qui résonnait dans toute cette foule, et se mettait à geindre, puis se taisait, désespérée. Quelque chose de plus en plus connu se disait dans mon cœur. Mais le cœur refusait d’y croire. J’avais serré les lèvres pour ne pas gémir de douleur, je saisis le rideau pour ne pas tomber…

Parfois, je fermais les yeux et je les rouvrais soudain, m’attendant à avoir fait un rêve, à me réveiller dans une espèce de minute terrible, que je connaissais très bien, et je rêvais de cette dernière nuit, j’avais déjà entendu les mêmes sons. Je rouvrais les yeux, je voulais être sûre, je scrutais avidement la foule, – non, c’était tous d’autres gens, d’autres visages… J’eus l’impression que, tous, autant que moi, une angoisse profonde les torturait ; tous, semblait-il, ils voulaient crier devant ces sanglots, ces clameurs terribles, leur crier de se taire, de cesser de leur déchirer l’âme, mais les clameurs et les sanglots, ils s’épanchaient, toujours plus angoissés, plus craintifs, plus durables. Soudain résonna le dernier cri, terrible, interminable, et tout fut bouleversé en moi… Pas de doute ! c’était ce même cri – le cri ! Je l’avais reconnu, je l’avais déjà entendu, c’était le même qui, à ce moment-là, cette nuit-là, m’avait transpercé l’âme. « Mon père ! mon père ! me dis-je dans un éclair. Il est là, c’est lui, il m’appelle, c’est son violon ! » Ce fut comme un sanglot qui jaillit de toute cette foule, et des applaudissements terribles firent trembler la salle. Des pleurs désespérés, perçants, jaillirent de ma poitrine. Je fus incapable d’y tenir, je rejetai le rideau et me précipitai dans la salle.

–  Papa, papa ! c’est toi ! où es-tu ? m’écria-je, presque folle.

J’ignore comment je pus parvenir jusqu’au grand vieillard : on me cédait le passage, la foule s’ouvrait devant moi. Je me jetai vers lui avec un cri torturant ; je pensais que j’embrassais mon père… Soudain je vis que j’étais saisie par des mains longues et osseuses, et que j’étais soulevée en l’air. Des yeux noirs se dardaient sur moi, et, semblait-il, ils voulaient me brûler avec leur flamme. Je regardai le vieillard : « Non, ce n’est pas mon père ; c’est son assassin ! » me dis-je en une seconde. Une sorte d’état de transe s’empara de moi, et, brusquement, j’eus l’impression que c’était son rire qui résonnait au-dessus de ma tête, et que ce rire trouvait dans la salle l’écho d’un cri commun et général ; je m’évanouis. »

Dostoïevski. Nétotchka Nezvanova. Traduction d’André Markowicz