” Des personnages divers régnaient en moi tour à tour, aucun pour très longtemps, mais le tyran tombé regagnait vite le pouvoir. J’hébergeai l’officier méticuleux, fanatique de discipline, mais partageant gaiement avec ses hommes les privations de la guerre ; le mélancolique rêveur des dieux ; l’amant prêt à tout pour un moment de vertige ; le jeune lieutenant hautain qui se retire sous sa tente, étudie ses cartes à la lueur d’une lampe, et ne cache pas à ses amis son mépris pour la manière dont va le monde ; l’homme d’état futur. Mais n’oublions pas non plus l’ignoble complaisant, qui, pour ne pas déplaire, acceptait de s’enivrer à la table impériale ; le petit jeune homme tranchant de haut toutes les questions avec une assurance ridicule ; le beau parleur frivole, capable pour un bon mot de perdre un bon ami ; le soldat accomplissant avec une précision machinale ses basses besognes de gladiateur. Et mentionnons aussi ce personnage vacant, sans nom, sans place dans l’histoire, mais aussi moi que tous les autres, simple jouet des choses, pas plus et pas moins qu’un corps, couché sur son lit de camp, distrait par une senteur, occupé d’un souffle, vaguement attentif à quelque éternel bruit d’abeille. Mais, peu à peu, un nouveau venu entrait en fonctions, un directeur de troupe, un metteur en scène. Je connaissais le nom de mes acteurs ; je leur ménageais des entrées et des sorties plausibles ; je coupais les répliques inutiles ; k’évitais par degrés les effets vulgaires. J’apprenais enfin à ne pas abuser du monologue. A la longue, mes actes me formaient.”

Mémoires d’Hadrien.
Marguerite Yourcenar.