Je suis assise devant une petite table d’écolier dans une salle presque vide qui accueille pour seuls autres meubles une deuxième table d’écolier et une autre chaise sur laquelle s’est assise « mon » personnage.

Je vais écrire sur elle – c’est une femme, une jeune femme, enfin peut-être pas si jeune – je vais écrire à partir des réponses qu’elle fournira à mes questions.

Elle s’appelle Pola, elle est assise un peu en biais vis-à-vis de la table, son corps – très mince – est comme enroulé autour de son axe, de sa colonne, un peu comme un escalier à vis.

Je l’ai déjà rencontrée, il y a quelques années dans une nouvelle que j’écrivais. À l’époque, sa personnalité m’était restée un peu extérieure, hermétique, comme inaccessible. Elle se prénommait Paula, puis le fait que ce prénom soit celui d’une sœur d’Hitler m’avait donné envie de lui trouver un autre prénom. Finalement j’ai seulement changé deux lettres de son prénom, la sonorité est restée identique.

Je ne sais que peu de choses à son sujet. Apparemment elle aime beaucoup lire, elle aime être plongée dans ses lectures, elle a du mal à s’en extraire. Mais je ne sais pas ce qu’elle lit. A l’époque, je ne me suis jamais souciée de savoir ce qu’elle lisait. Elle lisait, c’est tout, et ses lectures l’isolaient un peu de l’homme avec lequel elle vivait, Adrien un architecte, un peu plus âgé qu’elle. Elle devait aussi cohabiter avec Nessuna la chatte d’Adrien alors qu’elle-même avait peur des chats. Je ne sais pas s’ils vivent encore ensemble. Elle était jolie, joyeuse, vive. Elle semble plus grave aujourd’hui, comme ternie. Elle avait pour amie une autre jolie jeune femme, Sophie, qu’Adrien trouvait beaucoup trop soucieuse de son apparence.

Nous nous regardons brièvement. Elle me dit qu’elle va essayer de répondre à mes questions le plus directement possible. Je lui explique rapidement vis-à-vis de quel contexte je voudrais l’interroger. Elle me dit que l’histoire dont je lui parle s’est déroulée il y a près d’une quinzaine d’années lorsqu’elle vivait avec Adrien.

Elle confirme qu’elle s’appelle bien Pola, son prénom originel était Polya mais elle a préféré le faire modifier légèrement. Je lui demanderais peut-être tout à l’heure pour quelle raison.

Elle s’appelle donc Pola B., elle tient à garder son nom de famille anonyme. Elle a aujourd’hui 38 ans. Il y a dans sa silhouette quelque chose de très juvénile et aussi une fatigue perceptible.

Elle est née à Sofia en Bulgarie, elle ne veut pas me répondre lorsque je lui pose quelques questions sur ses parents. Elle a un jeune frère de huit ans son cadet (il avait donc environ quinze ans lorsqu’elle vivait avec Adrien). Un peu plus tard, elle évoquera aussi la ville de Plovdiv.

Pola est vêtue d’une robe rouge sombre, bordeaux, à manches longues, qui souligne sa minceur, voire sa maigreur. Elle porte des ballerines noires. Un sac, genre cabas, est posé à ses pieds. Elle n’a rien sorti de ce sac, par moments elle pose ses mains sur la table, parfois elle se tourne un peu comme si elle voulait se soustraire à cette situation d’interrogatoire ; elle pose alors se mains sur ses genoux.

A la question de savoir quand elle est arrivée en France, elle ne répond pas immédiatement. Pour la première fois, elle s’est placée bien en face de la table, les mains posées sur le plateau, la tête inclinée vers l’avant.

Silence.

Maintenant elle mordille le bout de ses doigts.

Je lui demande si elle regrette ou si elle a regretté la Bulgarie. Alors elle répond qu’elle est arrivée en France, à Nice – la ville où elle a vécu avec Adrien – à l’âge de quatorze ans, Elle était déjà venue en France, notamment sur la côte d’Azur où vivait sa tante, la sœur de sa mère, mariée à un Français. Elle devient presque volubile tout à coup et pour un bref instant, elle raconte l’installation dans la villa sur les hauteurs, le plaisir au début de la lumière de Nice en hiver, de la douceur du climat, un plaisir sous lequel se glisse très vite la nostalgie de la neige, des amies restées là-bas, des lieux de son enfance.

Elle se tait de nouveau.

Je suis déconcertée. Je n’avais pas prévu de rencontrer mon personnage si longtemps après que l’histoire se soit déroulée. Je ne souhaite pas qu’elle me donne des détails sur sa vie après son départ de l’appartement où elle vivait avec Adrien. Dans la nouvelle, on ne sait pas ce qu’il advient d’elle, on peut choisir d’imaginer qu’elle revient ou au contraire qu’elle est définitivement partie. De mon côté, je n’ai pas voulu savoir.

Je me rappelle alors l’apparition de P. dans la nouvelle : Pola lisait dans la pièce centrale inondée de lumière et un peu plus loin Pola leva les yeux rapidement vers lui pour expliquer qu’elle n’avait cessé d’être interrompue dans sa lecture, une fois par un livreur qui s’était trompé d’étage, ensuite par des témoins de Jéhovah et enfin par Simon venu distraire sa solitude autour d’un café. Nessuna avait dû profiter de ces allées et venues pour filer. Elle se replongea dans son livre.

Pola est une femme qui lit, une femme plongée dans la lecture, qui s’absente du monde pour lire. Une femme pour qui la vie quotidienne n’est qu’une succession d’interruptions de la lecture.

–  Vous lisiez beaucoup à l’époque où vous habitiez avec Adrien…

Elle me regarde. Maintenant aussi, j’ai l’impression de l’interrompre, d’interrompre son cheminement de pensées.

–  Que lisiez-vous… avec tant de passion ?

Elle sourit. C’est la première fois qu’elle sourit.

– je lisais l’Idiot, à cette époque je lisais beaucoup Dostoïevski, je lisais Les carnets du sous-sol et aussi le journal de la maison des morts. J’étais comme aspirée dans la lecture, parfois je n’avais plus envie de revenir à la surface, dans la vie dite réelle…

Son regard se perd dans une contemplation imprécise.

– Ce sont des textes engloutissants. Chaque fois que j’ai lu un livre de Dostoïevski, j’ai ressenti cette sensation d’engloutissement et ce désir aussi de s’enfouir de plus en plus dans la matière du texte… et peut-être qu’à cette époque, j’avais encore plus envie de m’échapper de ma vie quotidienne…

Je lui retourne ses derniers mots :

– Envie de vous échapper de votre vie quotidienne ?

– oui… je commençais à comprendre confusément que nous nous étions trompés, Adrien et moi… trompés de vie, trompés l’un sur l’autre… on s’était trop précipités en voulant vivre très vite ensemble…