Arrête toi, ça ne sert à rien de contourner encore une fois ce bloc d’immeubles, d’arpenter cette rue ou ses parallèles ou les ruelles avoisinantes en cherchant parmi les boutiques qui étalent sur le trottoir leur bric-à-brac et leur tenture de toile délavée ou de plastique l’échoppe du cordonnier, une échoppe minuscule comme a précisé Matt en affirmant que tu ne reconnaitrais pas le quartier et toi, tu n’avais aucun doute, tu te retrouverais facilement ici où tu as vécu ces instants si particuliers, si troublants avec L., ces moments qui ont décidé du tiers suivant de ta vie, un tiers qui ne devait pas s’arrêter ainsi mais la vie en a décidé autrement, inutile de revenir là-dessus, admets plutôt que tu ne reconnais rien, rien de ces immeubles aux balcons grillagés, aux bouches d’aération hideuses, aux étages accumulés où s’empilent toutes ces vies contraintes, tu retrouves à peine une impression générale, mais comment pouvais-tu imaginer reconnaître dix ans plus tard une ville aussi mouvante que K. où les nouveaux édifices surgissent dans les décombres de quartiers entiers ensevelis une fois leurs habitants chassés vers des périphéries plus pauvres, non tu dois te rendre à l’évidence, tu ne trouveras pas la minuscule échoppe dont parlait Matt, tu ne retrouveras pas le premier étage où vous avez vécu quelques mois, L. et toi, tu dois savoir qu’Il n’y a pas de place ici pour ta nostalgie, et c’est un peu comme si rien ne s’était jamais passé, comme si rien ne s’était passé, tu répètes cette hypothèse qui t’étourdit, tu as du mal à respirer avec cette chaleur poisseuse qui t’oppresse tant que tu cherches un peu d’air en inclinant la tête en arrière, ton regard parcourant étage après étage l’immeuble en face de toi, un immeuble d’un vert surprenant, qui te frappe aussi par l’encombrement de ses petits balcons où plantes grasses, bassines, manches à balai, bouteilles et quelques cages d’oiseaux s’entassent, une accumulation vertigineuse, alors tu fermes les yeux, tu veux te ressaisir, il faudrait prendre une décision, il faudrait partir, ce n’était pas une bonne idée de revenir aujourd’hui à K. pour agiter tes souvenirs, trop de fatigue, oui il vaut mieux marcher vers l’avenue qu’on entrevoit au bout du trottoir, avance, tu dois partir, tu commences à marcher parmi la foule sans ressentir cette bienfaisante sensation d’être une infime particule dans la multitude, tu avances vers cette artère que tu entrevois au bout de la rue mais tu comprends vite que ce n’est pas, que ça ne peut pas être Portland Street comme tu le pensais, comme tu l’espérais, tu te retournes pour observer le bloc d’immeubles que tu viens de laisser derrière toi comme si un détail t’avait échappé, tu as fait tant de détours depuis deux heures que tu n’aperçois plus dans le lointain les silhouettes irisées des longs gratte-ciels et le ciel bouché ne donne aucune indication sur la direction à prendre pour rejoindre la Baie, là où les immeubles s’écartent, où le point de vue s’ouvre, où tu pourrais respirer un peu.


 

Texte écrit au départ pour l’atelier En quête du fantastique proposé par François Bon durant l’été 2015 | #3 aller perdu dans la ville. C’est là que L. est née.

Photo Google Street View remixée