“Et il se torturait, il se narguait lui-même avec ces questions, et c’était même une espèce de plaisir. Du reste, ces questions n’étaient pas neuves, pas soudaines, non, elles étaient anciennes, il les avaient très longuement, très douloureusement portées. Voilà bien longtemps qu’elles avaient commencé à lui déchirer le cœur – à force, elles l’avaient mis en pièce. Cette angoisse qui le rongeait maintenant était parue en lui depuis longtemps longtemps, et elle avait grandi, elle s’était accumulée, et, ces derniers temps elle avait mûri et s’était concentrée, prenant la forme d’une question monstrueuse, frénétique, fantastique, qui avait mis à la torture son cœur et son esprit et demandait à toute force qu’on la résolve. Maintenant la lettre de sa mère l’avait soudain frappé comme la foudre.il était clair que, maintenant, le temps n’était plus à l’angoisse, à la souffrance passive, aux pures réflexions sur le fait que ces questions fussent insolubles, il fallait obligatoirement faire quelque chose, et, ce, là, tout de suite, le plus vite possible.il devait absolument se décider à quelque chose, même à n’importe quoi, ou…
« Ou refuser la vie complètement ? s’écria-t-il soudain dans un état second, accepter son destin avec obéissance, tel qu’il est, une fois pour toutes, étouffer tout en soi, en renonçant à tout droit d’agir, de vivre et d’aimer ! »
« Est-ce que vous comprenez, est-ce que vous comprenez, mon bon monsieur, ce que ça veut dire, quand il n’y a plus nulle part où aller ? (la question que Marméladov avait posée la veille lui revint soudain à la mémoire.) Car il faut bien que tout homme ait ne serait-ce qu’un endroit où aller… »
Soudain il tressaillit ; une pensée qu’il avait eu la veille lui fusa à nouveau dans la tête. Pourtant s’il tressaillit, ce n’est pas parce que cette idée venait de fuser. Car il le savait bien, il pressentait qu’elle « fuserait » obligatoirement, il l’attendait déjà ; et cette pensée aussi, elle ne datait pas du tout de la veille, elle était juste un songe, alors que maintenant… maintenant, elle apparaissait soudain comme tout sauf un songe, oui, sous une sorte d’aspect nouveau, menaçant, totalement inconnu et soudain, c’est lui-même qui venait d’en prendre conscience… Quelque chose le frappa à la tête, lui obscurcit les yeux.’’

 

Crime et Châtiment, Dostoïevski. Traduction André Marcowicz. Babel. (p.86-87)