Le doute vite instillé après la perplexité à mesure de la recherche dans différents agendas outlook, gmail, professionnels ou non, et bientôt dans les journaux d’écriture. Rien de signalé à la date du 27 septembre 2018, 2017… 2010, 2009, 2007… aucun rendez-vous, aucune note, même furtive, inscrits, raturés ces journées-là. Pas d’anniversaire à souhaiter, pas d’invitation… Alors que le 26 septembre et le 28 semblent fourmiller d’événements ou de pensées, le 27 reste vide sur les agendas. Sur les journaux, la date n’est même pas écrite, le 27 septembre n’existe pas… Se plonger dans les anciens agendas papier conservés au fil des ans pour leurs pépites du temps passé (premier éclat de rire de la cadette c’était en mars 2002, première histoire inventée par l’aînée aussi en mars 2002…), espérer en tournant les pages aboutir sur un 27 septembre un peu conséquent pour arriver à ce constat : rien toujours rien. Penser alors aux photos, partir à la recherche dans la photothèque et rencontrer cette évidence troublante : parmi ces milliers de photos prises ces vingt dernières années, aucune ne l’a été un 27 septembre.

Se trouver face à un vide singulier. Comme si la trame du temps s’évidait dans le trou noir du 27 septembre, les 26 et 28 septembre pourraient à leur tour être engloutis dans son antimatière. Chercher un antidote, un contrepoids pour donner corps au.x 27 septembre. Imaginer pourquoi les 27 septembre n’ont pas laissé de traces, l’écrire.

Une fois 27 : la transparence

Se lever doucement, M. dort encore, se faufiler sans bruit hors de la chambre. Sous l’eau chaude, penser à sa journée, ne pas arriver à y penser vraiment, laisser des bribes de pensée flotter. Se sécher, s’habiller. Boire un thé en relisant la première partie du texte écrit la veille, ajouter deux phrases, supprimer des mots, relire encore, ne pas voir le temps passer.  Souhaiter bonne journée à l’aînée, essuyer les lunettes de la cadette. Se laver les dents, border ses yeux de noir. Dans l’escalier, ressentir ce décalage de plus en plus présent, cette impression de tanguer. À Belleville, prendre la 2, après Jaurès avoir envie de photographier la tranche claire des immeubles sur fond de nuages lourds, ne pas pouvoir, trop de monde devant la vitre, ranger son téléphone. Pousser la lourde porte, saluer la concierge, apercevoir dans l’immense glace son portrait en salariée, comme une buée de visage furtif, monter l’escalier tapissé de velours rouge. Suivre le long couloir, entrer dans la pièce vaste comme un atelier partagé avec plusieurs collègues. Ouvrir l’ordinateur, entrer le mot de passe, Bartleby, un nom qui dit tout de la présence-absence en ces lieux mais qui ne protège pas. Regarder les mails, faire une sorte de to do list. Dire bonjour aux collègues qui arrivent. Lire un dossier en anglais sur les différentes technologies d’IA. Prendre quelques notes, relever certains points, commencer une map pour organiser les idées. Prendre son ordi pour aller en réunion, laisser le décalage s’agrandir, le flottement gonfler, l’impression de ne pas être vraiment là.  I would prefer not, savoir que l’alimentaire dévore. Trop tard. Laisser son esprit s’envoler. Hésiter à déjeuner avec les collègues, y aller rapidement. Marcher ensuite dans les rues adjacentes, sentir quelque chose à la fois lourd et léger qui scinde le corps. Retourner s’asseoir à son bureau, derrière l’ordi, taire son envie de bouger. Reprendre la map, préciser les idées, il faudrait finir le plan détaillé avant de partir. Écrire sur son carnet, car des idées surgissent, écrire sur le texte de ce matin, s’évader dans un autre univers. Sursauter car big boss fait irruption dans le bureau, énervé et le faisant savoir. Reprendre le plan, faire des recherches pour préciser quelques éléments techniques, de fil en aiguille trouver d’autres points à développer.  Enrichir le plan, le restructurer, le terminer presque, boire un nouveau thé. Fermer l’ordi, ranger son bureau. Ressentir toujours, l’impression persiste, la sensation de ne pas avoir été vraiment là. Dire au revoir tout de même, entendre comme lointaines et déformées, des réponses aimables. Reprendre le métro, regarder les visages, les mains, ne pas arriver à lire, sur le tronçon aérien regarder les immeubles, les campements de migrants, regarder le ciel. Descendre à Belleville. Monter trois étages, saluer les filles dans le vestiaire, se sentir plus réelle, un peu plus, se déshabiller, enfiler le kimono. Monter sur le tatami, s’étirer. S’asseoir en seiza, se réunir corps-esprit dans un vide, saluer.

Deux fois 27 : le rêve

se lever       doucement         M.   dort encore        se faufiler     sans bruit          hors de la chambre     sous   l’eau chaude      penser à      sa journée       non      ne pas  penser      laisser des bribes   de    mots       flotter     se sécher     s’habiller         boire un thé      relisant la   première partie        du texte écrit      pendant        la nuit      ajouter deux phrases       un second thé      supprimer des mots    relire encore      ne pas voir      le temps    passer      souhaiter   une bonne journée    à l’ainée      essuyer les lunettes de     la  cadette       se laver   les dents    border   ses yeux de noir       dans l’escalier    à nouveau   ce décalage     de plus en   plus     présent      cette   impression     de tanguer       à   Belleville      prendre   la 2      après Jaurès    avoir envie de        photographier        la tranche claire des immeubles       sur fond   de nuages lourds        trop de monde      devant la vitre        ranger son téléphone         Ternes      pousser la lourde   porte       sourire à     la concierge       apercevoir dans le miroir     son portrait en   salariée    comme une   buée  de    visage furtif       monter l’escalier       les pas   s’enfonçant        dans   l’épaisseur      du velours rouge      arriver    dans la    grande pièce   vaste comme un atelier     partagé      avec plusieurs       ouvrir   l’ordinateur     saisir     le   mot de passe    Bartleby       le nom     de  la   présence-absence       en ces lieux       regarder    les mails       essayer  de   faire une sorte     de to do list        des   collègues       arrivent       leur bouche     s’ouvre     pour    dire bonjour            aucun mot     ne résonne       lire   des   documents        où manquent         des  mots      dessiner   un  arbre       l’arbre     des  idées       arriver    en retard   dans la salle     de réunion      visages fermés       ne pas   comprendre      le sujet      un   flottement       une voile     se déploie    dans la salle        claque    au  vent          I would prefer not       le responsable   informatique     pointe son doigt        je connais ton mot     de passe        partir     entendre    des voix déformées     marcher dans   les rues       se  perdre  dans     les rues      sentir quelque chose       lourd    léger   qui  scinde    le   corps      ne pas  retourner      au      bureau       ne pas   se    retourner      suivre les    allées   du parc    ramasser  le    carnet     tombé    au pied  d’un buisson    l’ouvrir       27 septembre 2021    la Dissolution        Le roi s’approche      de son temple        Il est avantageux   de     traverser les grandes eaux        le parc   s’est vidé          absence    effrayante           courir          essayer        cuisses trop lourdes        retrouver  le métro     aérien      montagnes russes       visages    masques blancs     gants  rouges      percevoir      la bordure     des rideaux     sombres       marge du sommeil        percevoir  naissance      du  jour       sentir   son visage      plongé  dans  l’oreiller       s’éveiller       se  retourner    regarder    l’heure sur    son portable   on est déjà    le 28

Trois fois 27 : la commémoration secrète

Penser à toi, se lever doucement, M. dort encore, se faufiler sans bruit hors de la chambre. Sous l’eau chaude, penser à la journée, ne pas y penser vraiment, penser à toi, laisser des bribes de pensées d’images flotter. Se sécher, s’habiller. Boire un thé en relisant la première partie du texte écrit la veille, se demander si tu aimerais ce que j’écris maintenant, ajouter deux phrases, supprimer des mots, relire encore, ne pas voir le temps passer. Souhaiter bonne journée à l’aînée, essuyer les lunettes de la cadette. Savoir combien tu les aurais aimées. Se laver les dents, border mes yeux de noir en imaginant tes yeux bleus. Dans l’escalier, ressentir ce décalage de plus en plus présent, cette impression de tanguer. À Belleville, prendre la 2, après Jaurès avoir envie de photographier la tranche claire des immeubles sur fond de nuages lourds, ne pas t’avoir assez photographiée, tu ne voulais pas, trop de monde devant la vitre, ranger le téléphone. Pousser la lourde porte, saluer la concierge, apercevoir dans l’immense glace mon portrait en salariée, comme une buée de visage, saisir furtivement ce qu’il y a de toi en moi, monter l’escalier tapissé de velours rouge. Suivre le long couloir, tu aurais aimé cette opulence haussmannienne, entrer dans la pièce vaste comme un atelier partagé avec plusieurs collègues. Ouvrir l’ordinateur, entrer le mot de passe, Bartleby, un nom qui dit tout de la présence-absence en ces lieux mais qui ne protège pas. Regarder les mails, faire une sorte de to do list, y ajouter ton prénom pour le plaisir de l’écrire, Vincence. Dire bonjour aux collègues qui arrivent. Lire un dossier en anglais sur les différentes technologies d’IA. Prendre quelques notes, relever certains points, commencer une map pour organiser les idées. Prendre son ordi pour aller en réunion, laisser le décalage s’agrandir, ta présence m’envahir, l’impression de ne plus être vraiment là.  I would prefer not, savoir que l’alimentaire dévore, aujourd’hui que m’importe. Hésiter à déjeuner avec les collègues, y aller rapidement. Marcher ensuite dans les rues adjacentes, comme en ta compagnie, sentir quelque chose à la fois lourd et léger qui scinde le corps. Retourner s’asseoir à son bureau, derrière l’ordi. Reprendre la map, préciser les idées, il faudrait finir le plan détaillé avant de partir. Écrire sur le carnet, car des idées surgissent, écrire sur un texte qui parlerait de toi, s’évader dans ton univers. Sursauter car big boss fait irruption dans le bureau, énervé et le faisant savoir. Reprendre le plan, faire des recherches pour préciser quelques éléments techniques, de fil en aiguille trouver d’autres points à développer.  Enrichir le plan, le restructurer, le terminer presque, boire un nouveau thé, se demander si on souhaitait ta fête les 27 septembre. Fermer l’ordi, ranger son bureau. L’impression persiste, la sensation de ne pas avoir été vraiment là, d’avoir passé la journée avec toi. Dire au revoir tout de même, entendre comme lointaines et déformées, des réponses aimables. Reprendre le métro, regarder les visages, les mains, ne pas arriver à lire, essayer de rappeler ta voix en moi. Sur le tronçon aérien regarder les immeubles, les campements de migrants, regarder le ciel. Descendre à Belleville. Monter trois étages, saluer les filles dans le vestiaire, se sentir plus réelle, un peu plus, se déshabiller, enfiler le kimono. Monter sur le tatami, m’étirer, savoir que tu aimais que je pratique cet art. En seiza, réunir corps-esprit dans un vide, t’inclure dans ma concentration, saluer, te saluer.

 

Photo par Fré Sonneveld on Unsplash

Texte écrit pour l’atelier d’été de François Bon “Pousser la langue“, la proposition 8 consiste à écrire
trois 27 septembre, dans la lignée de Christa Wolf qui  publie dans les années 80 Une journée ordinaire, où se révèle que pendant 40 ans elle a décrit chacun de ses 27 septembre, par rapport à une demande de Gorki en 1935, en pleine utopie socialiste, proposant à tous les écrivains du monde de se rassembler sur ce thème, chacun où qu’il soit et dans quelque langue qu’il écrive, de raconter son 27 septembre.