Je suis arrivée à Dijon le 25 février en milieu de matinée. Le voyage, bien qu’il ne durât que 90 minutes, m’avait paru invraisemblablement long : une interminable traversée de la brume persistante qui brouillait le paysage jusqu’aux premiers contreforts bourguignons. Mais juste après la ligne de partage des eaux, le temps s’était éclairci et brusquement accéléré. Je commençais à paniquer, terriblement impressionnée à l’idée de rencontrer Éric C. et aussi tellement perplexe… Quelle mouche avait pu le piquer pour qu’il relève ma proposition incongrue d’une balade avec lui dans ma ville natale, la ville où il vivait depuis près de vingt ans ? Allait-il vraiment m’attendre à la gare de Dijon ? J’avançai incertaine en dévisageant les quelques hommes postés dans le hall circulaire, prêts à accueillir un fils, une amante ou une vielle tante quand elle se plaça résolument devant moi, malicieuse, enjouée, et je la reconnus aussitôt à sa vivacité tendrement ironique, avant même qu’elle ne me tende la main en disant Mon père a eu un contretemps, il a dû aller nourrir son tigre. La pâleur de ses joues était étonnante, elle devait avoir dix ou onze ans, peut-être douze. Il nous rejoindra plus tard, je pense. En attendant nous nous promènerons où vous voudrez. Ses lèvres rosées étaient comme décolorées, sans doute par le froid qui s’engouffrait par intermittences dans le hall. Et bien sûr, je prendrai des notes, ajouta-t-elle en me montrant fièrement un carnet à la couverture fleurie qui avait déjà beaucoup servi.

Nous sortîmes de la gare. L’air était âpre, la neige ourlait les toits sombres de l’avenue Marechal Foch. Sans avoir échangé d’autre propos, nous nous étions dirigées directement vers la place Darcy et nous étions entrées dans le jardin. Je m’étais approchée de la sculpture, l’ours polaire au museau allongé, aux pattes lourdes, figure de proue de ma première enfance. La neige avait fondu sur ses flancs massifs, laissant sur son pelage de pierre quelques sillons nacrés. Je tournai plusieurs fois comme hypnotisée autour de cette bête de pierre avant d’entendre jaillir le rire cristallin d’Agathe. Elle s’était assise sur un banc, son carnet ouvert sur ses genoux et quelque chose la réjouissait au plus haut point. Bien qu’elle s’en défendît je ne sais pas vraiment pourquoi je ris, m’assura-t-elle, je pense que c’était ma procession circulaire autour de l’ours qui l’amusait tant et lui inspirait ces circonvolutions d’arabesques et de lettres allègrement tracées sur son carnet. Je fus très impressionnée par son croquis et je la félicitai. Elle accueillit mes compliments avec componction, manifestement habituée aux éloges sur ses talents graphiques.

J’avais voulu revoir la cathédrale, ce n’était pas prévu mais Agathe avait accepté avec entrain. Sous la nef déserte, je lui confiai que la religion avait tenu une place importante dans mon enfance. J’éprouvais le désir infini de me blottir dans les bras cléments d’un dieu mais durant mes années d’école primaire dans un établissement catholique de la ville, une rencontre avait quelque peu freiné mon élan. J’avais eu l’occasion d’entendre une jeune et jolie nonne raconter l’éveil de sa vocation. Une voix – celle du Seigneur, pourquoi en douter ? – l’avait un jour interpellée alors qu’elle était à peine adolescente pour lui révéler qu’elle avait été choisie par Jésus. Elle avait alors immédiatement résolu de répondre à cet appel et d’entrer dans les ordres dès sa majorité. Pour ma part, frappée par son récit et dans la crainte que pareille mésaventure ne m’arrivât, je décidai de fermer résolument mes oreilles à tout murmure de cet acabit. Agathe me posa quelques questions sur la pratique religieuse. Je me souvenais surtout dans cette cathédrale d’une femme d’une trentaine d’années, gantée de noir, qui se mettait parfois à hurler durant les offices avant de traverser l’église en marchant sur les sièges de paille des chaises inoccupées au grand dam de la bourgeoisie locale pieusement réunie.

Mon père nous rejoindra d’ici une heure, annonça Agathe alors que nous sortions de la cathédrale après que je lui eus appris qu’à l’âge de quinze ans j’avais fini par quitter l’église catholique. Je ne vivais déjà plus ici, précisais-je pour couper court à ses questions car nous avions convenu de nous en tenir à mon enfance dijonnaise. Tandis que nous remontions l’avenue Victor Hugo, Agathe m’observait avec un petit sourire, elle devait sentir que j’étais tétanisée à l’idée de rencontrer son père. Je voulais lui demander une dédicace de son dernier livre, ce que je n’avais pas osé faire un mois plus tôt lorsqu’il était venu le présenter dans une librairie du vingtième arrondissement. Depuis, j’avais lu L’explosion de la tortue qui m’avait littéralement émerveillée. Dédicacer son livre à un.e inconnu.e me semblait pourtant un exercice aussi délicat que saugrenu. Aux pages dans lesquelles il a exprimé ou questionné sa vision du monde à rebrousse-langue, l’écrivain est tenu d’ajouter quelques mots à l’intention d’une personne qui vient d’entrer par effraction dans sa vie avec cette extravagante demande de signature. Un.e parfait.e inconnu.e dont il scrute avec attention la physionomie pour y déceler quelques symptômes inquiétants et dont il entend maintenant le prénom avec lequel il devra personnaliser sa dédicace. Ces quelques mots apposés sur la page liminaire, la personne qui attend face à lui les espère complices, intelligents, et de surcroît sincères. À Léa qui use ses jeunes yeux splendides sur ma prose absconse – dont on ne percevra peut-être pas la subtile autodérision – apparaîtra non seulement sexiste et suranné mais aussi statistiquement improbable (certains esprits chagrins regretteront que l’auteur ne se soit pas contenté d’une simple Pour Léa, amicalement). De son côté, À Matthias que j’ai la joie de compter parmi mes fidèles lecteurs pourra, malgré son aimable connivence, peiner Matthias, fidèle lecteur en effet, et qui a donc lu de ci de là des entretiens où l’auteur ironise sur la surreprésentation – selon lui – des mâles vieillissants et négligés dans la maigre cohorte de ses fidèles. À Muriel qui ne craint pas de me demander une dédicace alors qu’elle trouve cet exercice absurde serait sans doute tout ce que je mériterais. Mais non, Éric C. trouverait un angle plus original, il retournerait la situation, la rendrait plus aberrante encore… il trouverait quelque chose et j’étais très impatiente de savoir quoi.

Cependant j’oubliai Éric et son hypothétique dédicace pendant un bon moment. En marchant le long du boulevard Eugène Spuller, je m’enfonçais dans l’ambiance de mon enfance, accompagnée par sa charmante enfant au visage parfois grave, m’imprégnant de ces lieux qu’un soleil voilé d’hiver rendait irréels. Une présence tutélaire m’y rejoignait, mes pas retrouvaient le rythme de nos anciennes promenades, j’avais la sensation que son bras me frôlait, que sa voix chuchotait sur mon front, tesoro. Je dis brusquement à Agathe que je portais aussi le beau prénom de ma grand-mère, après mon prénom usuel. Elle me sourit, émergeant à peine de la profonde rêverie dans laquelle elle semblait absorbée, sans manifester la moindre curiosité pour un prénom que je lui avais dit être aussi beau que rare. Nous parvînmes devant le numéro 13, un immeuble de six étages aux balcons semi-circulaires, au soubassement de pierres apparentes, où j’avais passé les trois premières années de ma vie. Je m’étais étrangement attachée à ces parements de pierres irrégulières, à ces bossages typiquement dijonnais. Après être restée un instant immobile devant la façade, j’avouai à Agathe que je n’avais entendu le mot bossage que tardivement. Un mot pourtant si nécessaire à l’évocation de ma ville natale… enfin, je devrais plutôt dire de NOTRE ville natale, car vous aussi Agathe, vous êtes dijonnaise, n’est-ce pas ?

Agathe ? Que dites-vous ? Elle eut l’air effaré. Vous pensiez vraiment que j’étais Agathe ? Je la regardais sans comprendre. Ce n’était pas Agathe ? Sa petite sœur alors ? Non elle devait être plus jeune… Mais alors… ce serait incroyable… Ronce-Rose en personne ? Non, je ne suis pas Ronce-Rose. Elle semblait vexée. C’est ma faute, je ne me suis pas présentée tout à l’heure. Je suis Île-Iris, annonça-t-elle avec un brin de solennité. Île-Iris ! répétai-je interloquée, avant d’admettre que j’étais loin d’avoir lu tous les livres de son… vous pouvez dire mon père, bien sûr que je le considère comme mon père ! Elle semblait indignée par mon hésitation. Mais n’espérez pas me trouver dans un de ses livres pour le moment. Il ne m’a pas encore véritablement écrite… comme je suis un peu la part obscure de Ronce-Rose, il craint que je ne lui fasse de l’ombre… Et son visage tout à coup sembla comme s’atténuer, la netteté de sa peau se dissipait, ses traits s’estompaient à la surface de la réalité comme un reflet s’estompe quand les rayons de lumière adoucissent leur angle d’attaque sur une vitre. Seul brillait toujours son regard vif d’écureuil facétieux.

Nous nous étions installées dans une brasserie de la place Darcy. Les révélations d’Île-Iris avaient creusé mon appétit et je pensais que tout intangible qu’elle fût, un solide déjeuner ne lui ferait pas de mal. J’avais une autre raison, plus secrète, de vouloir entrer dans ce lieu qui abrita autrefois un café où mon père avait eu, semblait-il, ses habitudes ainsi que quelques mauvaises fréquentations. Des allusions faites en ma présence par des adultes qui croyaient rester assez évasifs pour ne pas attirer mon attention se réveilleraient dans ma mémoire quelques années plus tard lorsque la première affaire secouerait notre famille. Mais dans ces années d’enfance tout était souterrain, rares étaient les indices qui filtraient dans le clair-obscur. J’avais toujours pensé, contre toute évidence, que les lieux pouvaient me révéler – même au travers de longues années – les secrets qu’ils avaient autrefois recélés. Je restai silencieuse, je ne voulais pas intriguer Île-Iris avec des histoires qui s’étaient déroulées hors de la bulle de temps que nous avions convenu de traverser. Vous avez remarqué que lorsqu’on éclaircit quelque chose, on entre souvent dans une zone où il y a plus d’ombres encore ? me demanda-t-elle en s’essuyant les lèvres après avoir terminé son entrecôte.

Il ne m’a pas encore véritablement écrite… C’était la première fois que je rencontrais un personnage, de plus un personnage en devenir et je dois convenir que j’étais désemparée, d’autant que je percevais chez Île-Iris une tristesse à la fois légère et poignante qui me touchait profondément. Peut-être parce que j’avais moi aussi fait l’expérience de n’être personne, enfant sur des graviers épais au-dessus d’une pelouse, répétant dans le froid ce prénom qui m’a été donné, pour essayer de me coller à lui, de l’inscrire dans ma poitrine comme un code intime, pour essayer de l’habiter. Mais de cette litanie dans l’air givré, je ne récoltai qu’un peu de buée. Buée de buée… J’étais touchée par la fragilité d’Île-Iris qui semblait avoir perdu toute joie, tout entrain, sans doute préoccupée en se demandant si un jour son père l’écrirait vraiment. Du coup, j’eus tendance à lui pardonner la mauvaise volonté qu’elle se mit à opposer à mes propositions pour la suite de notre promenade et ses caprices comme ce refus absolu de remonter à pied le boulevard de Troyes jusqu’à Talant pour aller voir la maison où j’avais vécu pendant dix ans. Je n’arrivais pas à savoir pourquoi Éric C. ne nous avait pas rejointes comme elle me l’avait annoncé à la sortie de la cathédrale, elle éludait mes questions qui semblaient l’attrister et pour ne pas l’ennuyer davantage, je cessai de la questionner pour m’absorber dans la contemplation des abords de l’avenue que le bus longeait en filant dans la direction de Talant.

Depuis qu’elle ne s’appelait plus Agathe, Île-Iris avait changé de manières. Après avoir constaté que personne ne répondait à ses coups de sonnette impétueux, voici qu’elle escaladait sans vergogne le portail blanc de la maison de mon enfance, tout en m’enjoignant à faire de même. Dans l’allée qui longeait la maison, la sensation des graviers grinçant sous mes semelles me rappela l’épisode de la Catastrophe, une anecdote propre à redonner un peu de gaité à Île-Iris. Je lui racontai donc qu’ayant découvert le mot catastrophe vers l’âge de quatre ans et ayant tout de suite apprécié ses résonnances et pressenti son potentiel, j’avais entrepris de le tester sur le champ, l’occasion m’ayant été donnée par l’arrivée d’une voisine qui rendait visite à ma mère. Après que celle-ci eut franchi le portail (en l’ouvrant et non en l’escaladant comme Île-Iris) pour s’avancer sur l’allée de gravier, je surgis de sous l’escalier où je m’étais tapie en hurlant Catastrophe Mme R. arrive ! tout en me précipitant vers ma mère sortie sur le pas de la porte pour accueillir sa visiteuse. Une gifle applaudit mon exploit dont j’ai longtemps gardé une certaine fierté juvénile. Île-Iris esquissa un sourire énigmatique à la fin de mon récit. Nous étions parvenues à l’arrière de la maison, sur une cour de gravier plantée d’un cerisier, surplombant de quelques marches une pelouse, précisément là où enfant je psalmodiais mon impossible prénom. Inutile de parler de la maison, dis-je aussitôt à Île-Iris qui s’était retournée vers la porte vitrée de la façade arrière. J’ai peu de souvenirs dans cette maison, ajoutai-je plus doucement pour atténuer la brusquerie de ma première remarque. Quand j’étais enfant, le jardin était le centre de ma vie. Il me fallait être dans le jardin pour penser, pour jouer, pour rêver. Même la nuit quand je dormais, les rêves, pour commencer leur voyage, me faisaient descendre au jardin avant de déployer leurs images et leurs péripéties. Et puis c’est dans le jardin que j’ai commencé à écrire.

I wrote for wild animals struggling for life, as I was myself a tiny animal struggling for living. J’écrivais mon premier récit à la racine neuve des mots que je savais à peine tracer. J’écrivais comme à l’orée du monde mais le ciel était lourd et le monde déjà vieux… sans le savoir j’écrivais une nouvelle version de l’Arche de Noé dans les prémices du déluge. J’accompagnais la fuite des animaux, chacun fuyant selon son espèce, je les entraînais dans la prairie et leur faisais traverser une rivière. L’écriture était une révélation, une renaissance – j’étais une enfant mais j’avais déjà besoin de renaître – l’écriture me rendait la vie, ce serait ma façon d’être au monde… Pourtant cela ne s’est pas passé ainsi. Très vite, les mots se sont figés dans mes mains comme les paroles s’étaient gelées sur ma bouche. Les phrases ont tourné dans mon silence sans pouvoir s’exprimer. J’écrivais dans ma tête, des heures durant et rien ne sortait. Phrases, pensées, images se ramifiaient en mille ruisseaux impossibles à saisir. Des rêves informes m’ont happée. J’ai l’impression que vous faites tout à l’envers, déclara Île-Iris. Ô vérité cruelle jaillie de la bouche des enfants ! j’accusai le coup avant de reconnaître qu’elle n’avait pas tort et d’ajouter que j’étais venue ici pour dévider l’envers. Nous avions descendu les trois marches et foulé les hautes herbes mouillées jusqu’au fond du jardin ; là Île-Iris accrocha ses doigts bleuis au grillage et resta pensive à côté des groseilliers brûlés par le givre.

À quoi rêve-t-on dans un jardin ? Certains enfants noient leurs yeux dans le fond du ciel en tentant de comprendre pourquoi le bleu est bleu. D’autres hésitent à couper transversalement la queue de leur chat pour vérifier si l’intérieur de son corps est du même vert translucide que ses prunelles. Pour ma part, c’est l’incessante question de l’insularité qui m’échut : est-on libre ou prisonnier sur une île ? Île-Iris ne put cacher sa déception en apprenant que j’avais passé des heures à soupeser une alternative aussi binaire. En compensation d’une problématique si plate, j’avais reçu un second questionnement, plus complexe, plus entêtant qui intéressa aussitôt Île-Iris. Pourquoi est-on soi et pas un autre, alors même que nos vies parallèles se ressemblent tant ? Où se retranchent en dernier lieu l’individualité, le sentiment et la conscience d’être soi et pas l’autre ? Est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir une conscience de soi répartie sur plusieurs êtres ? Est-ce qu’un autre moi-même plus loin n’est pas en train de vivre ma vraie vie sans que je le sache ? Je perdais des heures à l’intérieur de mes pensées, enfant puis adulte, à parcourir ce questionnement sans avancer vers une réponse quand le 4 juillet 2012, le CERN annonça avoir isolé avec une certitude de 99,9997% le Boson de Higgs grâce aux collisions phénoménales provoquées dans son accélérateur de particules, le Large Hadron Collider. N’allait-on pas enfin pouvoir répondre à la question qui me taraudait et trouver la particule extrême de l’individualité, cette infime caractéristique qui fait qu’un individu est soi et pas un autre ? Ne suffirait-il pas en effet de propulser l’un contre l’autre à la vitesse de la lumière deux vrais jumeaux pour isoler l’infime particule qui au bout du bout marque leur différence ? Alors que je lui faisais remarquer qu’une telle expérience resterait évidemment toute théorique puisque posant des problèmes éthiques insolubles, Île-Iris me proposa sans hésiter la candidature des frères Bogdanoff. Leur candidature présenterait il est vrai des atouts indéniables : leur passion scientifique atténuerait peut-être les réticences légitimes que l’expérience ne manquerait pas de susciter et leur art consommé de la reconfiguration faciale pouvait laisser espérer une possible recomposition des corps après la pulvérisation…

Île-Iris était passionnée par les spéculations scientifiques et enchantée par la beauté de certaines expressions comme la singularité nue ou l’horizon des événements. Les simples termes de latitude et longitude la ravissaient. Elle avait retrouvé son entrain et nous avions entrepris de sillonner le réseau des rues résidentielles qui bordent le boulevard de Troyes en tournant dès qu’une rue adjacente se présentait, empruntant le trottoir gauche ou le trottoir droit selon le numéro de la dernière maison croisée. Nous devions également bifurquer dès qu’étaient atteints certains nombres qu’île-Iris calculait silencieusement – elle voulait tracer un labyrinthe virtuel dans la morne zone pavillonnaire – et comme il n’y avait pas nécessairement de rue là où il fallait tourner, nous résolûmes à trois reprises de franchir des portails et de traverser des jardins, exercice pour lequel je commençais à montrer une étonnante agilité. Par chance, nous ne fûmes surprises par aucun résident et seul un chien, au demeurant fort placide, s’étonna de notre furtive intrusion dans son domaine. À ce petit jeu, nous avions réussi à éviter le large complexe du lycée et du collège Montchapet que j’avais fréquenté jusqu’en 4ème avant de quitter Dijon et j’en ressentis un vif soulagement car je n’avais pas envie d’alourdir de mes souvenirs les lieux à la fois familiers et inconnus que nous traversions. Après une large incursion à l’Est sur le territoire de Fontaine-les-Dijon, Île-Iris amorça un virage prononcé vers le Sud en direction du centre-ville car nous avions atteint la boucle périphérique de son labyrinthe. Sans doute fatiguée d’avoir tant sautillé sur les trottoirs, les murets et les pelouses, elle avait ralenti le rythme de notre marche tandis que nous suivions un boulevard dont le nom ne me disait rien, juste avant de croiser la rue de la Sablière.

Le carnet à la couverture fleurie était tombé sur le trottoir, ventre ouvert, comme si le vent l’avait soufflé, comme si Île-Iris s’était enfuie en courant, fuyant un danger inattendu… comme si deux hommes imprévisibles l’avaient soulevée et jetée dans le coffre d’une voiture qui tout de suite après avait démarré en trombe. Je n’avais pourtant rien entendu, j’étais plongée dans la contemplation de deux immeubles de trois étages, à me demander dans lequel habita longtemps Suzanne, ma grand-tante, à me demander comment des souvenirs heureux avaient pu se flétrir en peaux de chagrin… Il a suffi d’un instant d’hébétude, happée dans le passé, devant ces deux immeubles, rue de la Sablière… et Île-Iris a disparu… J’ai ramassé le carnet, j’ai regardé à droite, à gauche. Seule sur le trottoir, une femme tirant un chariot de course longeait la chaussée, sans doute étrangère à la disparition d’Île-Iris. Je lui demandai tout de même si elle n’avait pas remarqué une petite fille au teint diaphane. Elle répondit par la négative tout en me suggérant d’un air entendu d’aller jeter un œil à la dernière maison de la rue, comme s’il s’agissait d’un repère bien connu pour la séquestration des enfants volés. Je me précipitai au bout de la rue et sonnai frénétiquement au portail bas d’une maison au crépi grumeleux. Comme je m’y attendais, personne ne répondit. Même si des rideaux soignés encadraient les fenêtres, même si la petite cour derrière les grilles de fer forgé semblait régulièrement balayée, une impression d’absence définitive avait envahi ces lieux… Que pouvais-je faire ? J’hésitais à envoyer un mail – c’était notre unique moyen de communication – à Éric C. que je ne voulais pas affoler inutilement. L’essentiel était de lancer au plus vite des recherches pour retrouver Île-Iris. Je localisai sur mon portable le commissariat le plus proche tout en sachant que dans les circonstances présentes les policiers me considèreraient comme la première suspecte de la disparition d’Île-iris. Mais je me sentais tellement coupable de n’avoir pas su convenablement veiller sur elle que j’étais prête à subir interrogatoires et garde à vue. Or je réalisai soudain que loin de prendre en considération ma légitime inquiétude, ils me dirigeraient plutôt vers le centre hospitalier de la Chartreuse dès qu’ils auraient compris qu’Île-Iris était en fait le personnage putatif d’un roman qui n’était pas encore écrit.

Heureusement il me restait une preuve matérielle de son existence, le carnet à la couverture fleurie que j’ouvris alors sans scrupule pour y découvrir avec stupéfaction un dessin stylisé de la maison de mes grands-parents, maison qu’Île-Iris n’était pas censée avoir un jour remarquée… Il était assorti d’une requête impérative : Rejoins-moi vite ! Or il fallait plus de vingt minutes pour gagner la rue Paul Thenard à partir de la rue de la Sablière, c’était terriblement long si Île-Iris était en danger. Je commençai à courir en reprenant le boulevard dont le nom ne me disait rien, pensant que j’aurais peut-être la chance d’attraper un bus sur cette large artère. Tout en courant de moins en moins vite, fatiguée par notre longue déambulation labyrinthique, je réfléchissais à la tonalité du mot et du dessin d’Île-Iris que je ne percevais plus aussi inquiétants que de prime abord. Je finis par m’arrêter tout à fait pour rouvrir le carnet. Je fus à peine surprise en constatant que le dessin de la maison de mes grands-parents s’était étoffé de mille détails – en particulier ce mur de rosiers grimpants que mon grand-père soignait avec amour – et que quelques mots complétaient la première injonction d’Île-Iris ainsi devenue Rejoins-moi vite, une belle surprise t’attend ! Soulagée, je continuai cependant d’avancer le plus rapidement possible vers l’Ouest, comme mue par une infaillible boussole interne. Le calme de la rue Paul Thenard m’accueillit et je ralentis mon allure pour profiter un instant de la profonde sensation d’existence que l’écho de mes pas sur le trottoir me procura. Mais bientôt, j’aperçus ma jeune camarade en pleine conversation avec un homme vêtu d’un manteau bleu nuit. Leur discussion semblait extrêmement vive et je me rapprochai, bien décidée à intervenir si je percevais une quelconque menace à l’encontre d’Île-Iris, avant de stopper net mon avancée ayant compris que l’homme qui me tournait le dos, ne laissant entrevoir par moment que le quart gauche de son visage, n’était autre qu’Éric C. ! De crainte qu’Île-Iris, tournée dans ma direction, ne me remarquât, je me cachai à l’angle de la rue des Jardins qui débouchait fort opportunément dans la rue Paul Thenard juste quelques mètres avant la maison de mes grands-parents. L’entretien d’Île-Iris avec son père semblait s’être apaisé, j’entendis même un éclat de rire se prolonger sans cependant distinguer tous les mots qu’ils échangeaient. Puis leurs rires cessèrent. Après quelques secondes de silence, je décidai de me montrer, j’aperçus alors la silhouette d’Éric C. qui s’éloignait au bout de la rue Paul Thenard.

Je fus abasourdie par la transformation d’Île-Iris. Ses joues rougies, ses grands yeux luisants, la nouvelle densité de sa peau trahissaient une joie intense, irrépressible. Elle m’adressa un sourire lumineux et dit Voici votre dédicace en me tendant l’exemplaire de L’explosion de la tortue qu’elle avait dû précédemment subtiliser dans mon sac. Vous regarderez plus tard, fit-elle en me suggérant d’un geste de ranger le livre. À mon tour, je lui rendis son carnet, incapable de prononcer un mot. Je l’avais connue subtile, fantaisiste, parfois évanescente, je la retrouvais déterminée, impérieuse. Il restait un peu de jour sur les toits, sur les façades qui nous environnaient. J’avais le temps de contempler la maison de mes grands-parents, d’entrer dans le souvenir d’un matin d’enfance solaire qui englobait tous les instants passés ici et illuminait encore parfois ma vie. Adossée au mur de la maison voisine, Île-Iris m’attendait en s’occupant à brosser de brusques coups de crayon un nouveau dessin. Je la devinais très impatiente de me parler. Je dis adieu à la maison de mes grands-parents après avoir constaté que le mur de roses qui m’apparaissait si haut lorsque j’étais enfant culminait en réalité à deux mètres cinquante de hauteur et semblait bien nu aujourd’hui, dépouillé qu’il était de toute parure végétale. Enfin Île-Iris put m’annoncer avec fierté que son père s’était engagé à l’écrire. Elle l’avait en quelque sorte convoqué rue Paul Thenard pour lui exprimer son désir d’être écrite. Et devant une telle volonté, Éric C. s’était incliné. Dans quelles circonstances, au sein de quelle intrigue sémantique apparaîtrait-elle ? Rien n’était encore fixé, Éric C. aurait toute latitude pour l’enrouler dans les lianes poétiques de son choix, Île-Iris était même prête à disparaître au bout de quelques phrases, pourvu qu’elle eût été une fois écrite…. Nous redescendions la rue des Marmuzots en direction de la gare où elle me raccompagnait et je ne pouvais m’empêcher de sourire devant la puissance de cette enfant.

Quand le train eut pris sa pleine vitesse, avalant collines givrées et bois assombris, j’ouvris L’explosion de la tortue. Île-Iris m’avait dédicacé le livre de son père… d’un dessin splendide du jardin de mon enfance qu’elle avait reproduit avec un foisonnement de détails d’autant plus étonnant que certains surgissaient du passé, comme le grand conifère à la place duquel se dressait aujourd’hui un petit atelier ou le gros chat vaporeux qui fut quelques années durant mon seul compagnon. Et elle avait ajouté au milieu du jardin un puits béant dans le fonds duquel se devinait le tourbillon d’une lueur vers où semblait m’inviter le matou gris et blanc de mon enfance, retourné vers moi, toutes moustaches frémissantes.