C’est un ours polaire au museau allongé, aux pattes lourdes. C’est un ours de pierre à l’entrée d’un jardin public. Une sculpture de deux mètres cinquante de longueur, en pierre de Lens. C’est l’ours blanc de François Pompon à l’entrée du jardin Darcy près de la gare de Dijon. Un animal stylisé, à l’avant-poste d’un jardin néo-renaissance. Une bête qui laisse voir à l’arrière de ses flancs les eaux bleutées d’un large bassin bordé de balustres de pierre. Souvent l’hiver son corps massif revêt un pelage de neige et les promenades se ralentissent dans le jardin assourdi par le froid. On est enfant aux pas glissant sur les marches lisses autour de la fontaine, nos rêves s’enfoncent dans le silence environnant. Au soleil neuf, l’ours est un repère dressé devant la pelouse drue et les grands arbres mouvants d’avril.

Pendant longtemps l’ours reste inquestionné, c’est une balise dans un brouillard de souvenirs. Puis un jour des ours miniatures apparaissent à la devanture de quelques boutiques de décoration. Ours design. Dans l’article de Wikipédia consacré au jardin Darcy, on découvre que la sculpture animalière est une reproduction réalisée en 1937 par Henry Martinet de l’ours blanc de Pompon dont l’exemplaire le plus connu est exposé au Musée d’Orsay. C’est avec l’exposition de cet ours épuré au Salon d’Automne de 1922 que Pompon connut une célébrité tardive. Trois ans après sa mort, la ville de Dijon a voulu rendre hommage au sculpteur bourguignon qui avait travaillé quelques années entre ses murs comme apprenti tailleur de pierre. Un article du Bien public précise que l’ours blanc a été installé dans le jardin Darcy le 26 mai 1937. Trois ans et vingt-deux jours plus tard, le 17 juin 1940, les tanks de la 4e Panzer-Division entraient dans Dijon. On trouve facilement sur Internet des photos de la ville occupée jusqu’au 11 septembre 44. Certaines montrent des soldats de la Wehrmacht accoudés à la balustrade surplombant la fontaine du jardin Darcy. Sur une autre, plusieurs officiers nazis posent fièrement devant l’ours blanc comme devant un trophée de chasse. Aujourd’hui des dealers ont établi leur commerce ambulant dans le jardin derrière des buissons que la Mairie fait élaguer pour essayer de décourager leur installation.

L’ours blanc comme un repère de la première enfance, de la promenade quotidienne, rituelle, avec une grand-mère souveraine, aimante. Souvent on entrait par les grilles du côté est, là où le jardin est le plus foisonnant, on entrait dans le grand labyrinthe des chemins bordés de buissons touffus, d’allées plus larges au gravier clair, dans le crissement des pas sous les grands arbres d’avril. Je ne me souviens pas d’une aire de jeux, le plaisir c’était de tracer des parcours chaque fois différents, de jouer à se perdre et à se retrouver quand au détour d’un chemin on voyait réapparaître à l’autre bout du jardin la silhouette de l’ours blanc. Alors on s’approchait du grand bassin bordé de balustres, des éclaboussures de sa fontaine de pierre. C’est un jardin de souvenirs flous et puissants, le jardin initial, peut-être le lieu qui a instillé l’amour de l’Italie, la propension à l’errance, au mystère.

Ce serait un rêve qui se fraierait un chemin à l’air libre, qui tisserait avec des mots sa trame nébuleuse et se jouerait de ses péripéties absurdes, de sa logique incongrue. Un rêve ou un cauchemar. Un récit où se superposeraient des lieux et des lambeaux de temps sans chercher à masquer les gouffres ouverts sous nos pieds. Ce serait une ronde autour d’un ours blanc, figure de proue d’une banquise échouée. Peut-être un constat du désastre. Ou alors une méditation. Un dispositif mental pour écouter l’instant, pour laisser advenir quelque fiction surgie du silence et du vide.

Texte écrit pour la proposition 4 de l’atelier d’hiver de François Bon, Recherche sur la nouvelle.